L’exilé carliste don Carlos en ballon, Une alerte place du Carrousel, 1878

Sujet de l'oeuvre : La vie en exil, l’exopolitie.
Description : Un voyage réalisé par don Carlos en ballon aérostatique.
Editeur : Le Grelot, journal satirique (Paris, 1871-1903)
Date : 1878-11-03
Type : dessin de presse ; lithographie, coloré à la main
Identifiant : ppmsca 02346
Gestion des droits : libre de droits (Wikicommons)
Source : Library of Congress
Auteur de la notice : Alexandre Dupont
Institution de rattachement : IEP d'Aix-en-Provence
Ce dessin paraît en une du Grelot, un journal satirique républicain et anticlérical, né en 1871 pendant la Commune de Paris qu’il avait ardemment combattue. En 1878, la guerre carliste est terminée depuis deux ans et les légitimistes espagnols, ayant échoué à reprendre le pouvoir, ont dû se résoudre à l’exil en février 1876. Pour autant, la plupart des carlistes réfugiés en France rentrent rapidement dans leur pays, notamment à la suite de la grâce accordée par Alphonse XII en mars 1876. Ce n’est pas le cas des principaux responsables carlistes, et en premier lieu du prétendant don Carlos. Ce dernier, après la défaite, s’était rendu par la France en Angleterre, d’où il avait réalisé un voyage en Amérique qui l’avait mené au Mexique et aux États-Unis. Dès la fin 1876, il s’était installé de nouveau à Paris avec sa famille, dans une villa située rue de la Pompe, à Passy. Il y demeure jusqu’en 1881, date à laquelle il s’installe définitivement à Venise, au palais Loredan. Pendant ses années de présence à Paris, le prince cause de nombreux problèmes aux autorités françaises, qui voient leurs relations avec l’Espagne empoisonnées par les multiples complots qui se trament autour de don Carlos pour reprendre la guerre civile. Cette période est aussi marquée par une dégradation de l’image du prétendant dans les milieux contre-révolutionnaires européens du fait de son mode de vie dissipé et des infidélités qu’il fait à sa femme. Enfin, et de façon plus anecdotique, le prince réalise de nombreux voyages : entre autres, il effectue au moins deux voyages en ballon, l’un en 1878 et l’autre en 1879. C’est le premier de ces deux voyages qui est le prétexte du dessin du Grelot.

Le caricaturiste du Grelot qui réalise ce dessin en une du journal part donc d’un événement bien futile : la découverte des voyages en ballon par don Carlos. Cette péripétie s’inscrit dans un double contexte. D’une part, l’usage du ballon aérostatique, renforcé par la guerre de 1870-1871, fait l’objet d’un intérêt de plus en plus vif au sein du grand public, à l’image d’autres innovations de la fin du XIXe siècle. La foule nombreuse présente au sol, place du Carrousel près des Tuileries, atteste la popularité de ces vols de démonstration. D’autre part, l’exil de don Carlos est l’occasion pour le prince de se pencher sur les nouveautés technologiques de son temps, pour lesquelles il manifeste un réel intérêt. À l’occasion d’un autre voyage en ballon, l’année suivante, entre Paris et les Vosges, il écrit ainsi : « Le présent me condamne à une immobilité mal accordée à mon caractère, et il me plaît de me pencher vers l’avenir et de me lancer vers les futures voies de communication entre les peuples, que nous ne pourrons probablement pas parcourir, mais qui seront sûrement sillonnées par nos petits-enfants. Ceux qui me trouvent téméraire et trop entreprenant, qu’ils s’y entendent avec ceux qui nous appellent obscurantistes ou réactionnaires. Précisément, il n’y a pas plus amoureux que moi du véritable progrès ». C’est le signe que l’exil entretient des liens étroits avec les innovations de toutes sortes, comme l’a récemment rappelé un numéro de la Revue d’histoire du XIXe siècle.

La citation de don Carlos semble refléter aussi la situation d’un prince réduit à l’impuissance par l’exil et qui se divertit tout en capitalisant sur l’avenir. La réalité est plus complexe et le dessin en rend parfaitement compte, c’est même son message principal. En effet, on le voit, le ballon de don Carlos est lourdement armé et le prétendant tient à la main un fusil dont il semble menacer l’autre ballon, empli d’individus sans doute issus de la bonne société. On peut y voir une allusion claire à l’exopolitie, pour reprendre le concept de Stéphane Dufoix, des carlistes en exil. Les archives de la Préfecture de Police de Paris révèlent en effet que les responsables carlistes en exil à Paris conspirent tout au long des années 1870 pour relancer un mouvement pro-carliste dans le nord de l’Espagne et allumer une nouvelle guerre civile. C’est peut-être le sens de la deuxième phrase du dialogue entre les deux personnages : « Dame ! que voulez-vous, maintenant que les diligences deviennent rares… ». La diligence a constitué pendant la guerre carliste un moyen privilégié pour faire passer la frontière aux hommes et aux armes. Le ballon la remplacerait ici, signe des transformations que connaissent les moyens de transport dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Reste à interpréter la vigueur de la réaction des gens au sol face à cette irruption du prétendant. Il y a bien sûr une part de dérision, qui fait de l’action en exil du prince une agitation un peu vaine dont le caricaturiste représente les effets espérés mais jamais obtenus. Cela n’explique pourtant pas tout, et notamment pourquoi cet épisode très anecdotique se retrouve en une du Grelot. Certes, il est bien naturel que ce journal républicain et anticlérical s’attaque à une figure de la contre-révolution européenne. Mais il y a plus : ce dessin révèle combien les carlistes en exil, et en particulier le prétendant, continuent d’être un objet de préoccupation pour les autorités françaises et une menace pour les autorités espagnoles. Quant à la panique qui se saisit de la foule, elle rappelle que l’Espagne et ses évolutions politiques ont suscité tout au long du siècle l’intérêt et l’attention des Français, bien loin de la marginalité politique qu’on a attribuée à l’Espagne au sein de l’Europe de l’époque. Dans Le Comte de Monte-Cristo, Edmond Dantès ne ruine-t-il pas son ennemi Danglars en faisant courir le bruit d’un départ du premier don Carlos, grand-père de celui de la caricature, depuis Bourges pour se rendre en Espagne, provoquant ainsi une panique financière sur la place boursière parisienne ?


- Jordi Canal, « L’exil de Don Carlos à Paris(1876-1878) », dans Bruno Dumons (dir.), Rois et princes en exil. Une histoire transnationale du politique dans l’Europe du XIXe siècle, Paris, Riveneuve Éditions, 2015, pp. 95-126.
- Alexandre Dupont, Une Internationale blanche. Les légitimistes français au secours des carlistes, 1868-1883, thèse de doctorat en histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Universidad de Zaragoza, 2015, chapitre 11.
- Eduardo González Calleja, La razón de la fuerza. Orden público, subversión y violencia política en la España de la Restauración (1874-1917), Madrid, CSIC, 1998.