Les réfugiés de la Commune de 1871 au café du Levant, à Genève

Titre complet de l'oeuvre : Le café du Levant, à Genève, l’un des lieux de réunion des réfugiés de la Commune de Paris et de la Commune de Lyon – (D’après le croquis de notre correspondant spécial).
Sujet de l'oeuvre : Réunion à Genève, en Suisse, de réfugiés de la Commune de Paris et de la Commune de Lyon, en exil après la répression des mouvements insurrectionnels de 1871.
Editeur : Le Monde Illustré, journal hebdomadaire, Paris.
Date : 1872-04-27
Type : gravure
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.
Auteur de la notice : Laure Godineau
Institution de rattachement : Université Paris 13 - Laboratoire PLEIADE
La répression de la Commune est marquée par l’ampleur et la violence des exécutions de la « Semaine sanglante » de mai 1871. En outre, plus de 40 000 prisonniers ont été jugés par les tribunaux militaires. En 1875, alors que l’essentiel des procès a eu lieu, le « rapport d’ensemble […] sur les opérations de la justice militaire relatives à l’insurrection de 1871 » présenté par le général Appert établit que plus de 10 000 condamnations ont été prononcées de façon contradictoire (10 137) et plus de 3 300 par contumace (3 313). Combien furent les insurgés qui prirent les chemins de l’exil ? On ne le sait pas exactement, mais les estimations sont de l’ordre de plusieurs milliers, autour de 6 000 peut-être, sans doute plus. Ils correspondent aux condamnés par contumace, mais il faut aussi compter les familles qui les suivent ou tout simplement des insurgés ou des partisans de l’insurrection qui craignent des poursuites ; il faut retirer de cet ensemble ceux qui, tout en étant contumax, sont restés cachés en France, mais ils sont sans doute assez peu nombreux. Dans les jours, semaines et mois qui suivent la « Semaine sanglante », l’objectif est avant tout, lorsqu’on n’a pas été pris et/ou fusillé, de se cacher et de trouver un moyen de partir et de passer la frontière. Les terres principales de refuge sont les pays qui ont déjà servi de refuge aux proscriptions précédentes, du XIXe siècle notamment, par exemple celle du Second Empire : la Grande-Bretagne, la Suisse ou la Belgique. Viennent ensuite des pays qui accueillent des exilés en nombre beaucoup moins important, comme l’Espagne ou l’Italie, ou, plus éloignés, les États-Unis. Faute de sources, les dénombrements restent cependant très imprécis. Par ailleurs, la période d’exil est caractérisée par de nombreuses allées et venues entre les différents lieux de proscription. Néanmoins, les estimations sont de l’ordre d’un peu plus de 3 000 réfugiés en Grande-Bretagne, familles comprises, environ 1 500 réfugiés en Belgique, le nombre des femmes et enfants qui les ont suivis étant inconnu, et peut-être autour de 1 000 personnes en Suisse. Pour ce pays, l’imprécision des données résulte particulièrement du fait que la surveillance des étrangers dépend des cantons, que les pratiques ne sont donc pas uniformes, qu’il n’y a pas de liste d’ensemble, et que les archives ont souvent été très mal conservées. Cet exil dure près de dix ans. Une loi d’amnistie partielle est votée en mars 1879,  avant que ne soit promulguée la loi d’amnistie plénière, dans une perspective proclamée de réconciliation républicaine, en juillet 1880.

La gravure représente un groupe de réfugiés communards discutant au café du Levant à Genève. Elle indique en bas du dessin le nom de plusieurs d’entre eux et précise que le café du Levant réunit des insurgés de la Commune de Paris et de la Commune de Lyon. Les facteurs qui président à l’installation dans un des trois principaux pays-refuges sont multiples, et se combinent diversement. En dehors de la proximité géographique interviennent les politiques d’accueil, les traditions d’exil, les réseaux militants ou la question de la langue. La Suisse combine à la fois la proximité géographique, la proximité linguistique – du moins pour la Suisse romande –, la tradition du droit d’asile, la possibilité de trouver de l’ouvrage, l’aide possible des proscrits du Second Empire restés dans ce pays-refuge. Mais elle est géographiquement plus éloignée de Paris que la Grande-Bretagne ou la Belgique. C’est pourquoi on y trouve certes des exilés de la Commune de Paris, mais aussi des Communes de province plus proches, comme celles de Lyon ou de Saint-Étienne ; en outre, Genève est un lieu de refuge pour les Lyonnais dès la révolte des canuts de 1831. De façon générale, pour les mêmes raisons, la deuxième ville du pays attire la plus grosse part des réfugiés de 1871 en Suisse, malgré des possibilités d’emplois plus importantes en Suisse allemande, plus industrialisée.

C’est d’abord le café du Nord qui servit de lieu de retrouvailles et de rassemblement des exilés qui arrivaient. Puis, à la suite de « l’affaire Razoua », ils délaissèrent l’endroit, estimant qu’il était un repère d’espions versaillais, au profit du café du Levant. Dès mai-juin 1871, le gouvernement français avait de fait cherché à obtenir l’extradition des insurgés, et Eugène Razoua, commandant de l’École militaire sous la Commune, fut arrêté au café du Nord en juillet 1871 par la police helvétique. Mais faute de preuves concernant son accusation de crimes de droit commun et sous la pression notamment de la presse, défendant le droit d’asile, il fut relâché. La Suisse devint alors un asile sûr.

Cependant, les premiers mois furent pour beaucoup difficiles du point de vue matériel. Du fait des lacunes des sources, la répartition sociale et professionnelle des exilés est difficile à établir. L’historien spécialiste de l’exil des communeux en Suisse, Marc Vuilleumier, donne malgré tout un ordre de grandeur de 45 % d’ouvriers qualifiés et de métiers manuels assimilés, et estime qu’il y aurait une forte proportion d’employés et une quantité non négligeable d’hommes de lettres et de journalistes. Si dans l’ensemble, avec les mois, la situation s’améliora, si l’on peut citer des exemples de réussites professionnelles, les exilés ne trouvèrent pas forcément à s’employer dans leur spécialité, et la précarité ou l’instabilité n’étaient pas rares.

L’image de 1872 montre le lieu de sociabilité communarde qu’est alors devenu le café du Levant, connu de tous, y compris des journalistes, des espions, de la police…. Elle donne à voir, sans surprise en ces années, une réunion uniquement masculine, même s’il y avait aussi des militantes comme Victorine Brocher, Victoire Tinayre, Paule Mink ou encore la lyonnaise Virginie Barbet exilées à Genève – de manière temporaire ou non. Dans ce rassemblement, sont cités entre autres, de gauche à droite, Andignoux, Jules Montels, Gaillard fils et père, Perrare, J. Guesde, L. Marchand, Lefrançais, Bruyat, J. Miot, E. Razoua ou Noro. Cette liste réunit ainsi divers acteurs de la Commune de Paris (Gustave Lefrançais et Jules Miot, anciens élus du Conseil de la Commune, le cordonnier Napoléon Gaillard, connu pour son rôle dans la construction des barricades, le peintre Noro, commandant du 22e bataillon fédéré, Andignoux, membre du Comité central de la Garde nationale, Razoua) ou des communes de province (Perrare et Bruyat pour Lyon, Montels pour Paris mais aussi Narbonne, ou encore Louis Marchand, envoyé par la Commune de Paris à Bordeaux…). Jules Guesde, lui, n’est pas un insurgé communard, mais, alors dans l’Hérault, il a été condamné en juin 1871 pour avoir soutenu l’insurrection dans son journal. En exil à Genève avant son retour en France en 1876, il y a fréquenté les exilés communards.

En Suisse, comme dans les autres pays d’accueil, les réunions de réfugiés étaient souvent l’occasion d’évoquer la situation en France, les possibilités d’une amnistie, mais aussi de revenir sur l’insurrection et ses échecs, sur les responsabilités politiques et personnelles des uns et des autres. La plupart des hommes représentés sur la gravure sont de plus membres de la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève, constituée en septembre 1871 par les réfugiés. Mais celle-ci, peu efficace dans sa propagande en direction de la France et se limitant de fait souvent à des discussions sur l’organisation de la Commune, s’affaiblit avec les mois qui passent. De façon générale, les réfugiés, tout du moins les plus militants d’entre eux, furent rapidement pris dans les conflits de l’Internationale, les communards de Genève se ralliant dans leur grande majorité à Bakounine. Même si pour certains l’exil fut un moment de réflexion politique, de contacts, de maturation, pendant ces longues années, les tensions, les dissensions et les querelles, politiques et personnelles, furent nombreuses.

Aussi, quand l’amnistie fut votée, la grande majorité des exilés communards, en Suisse ou dans d’autres pays-refuge, prirent le chemin du retour. Commença alors pour eux une autre histoire, celle de la réinstallation.


- Sylvie Aprile, Le Siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS Editions, 2010.
- Laure Godineau, Retour d’exil. Les anciens communards au début de la Troisième République, thèse de doctorat d’histoire, Université Paris I, 2000.
- Marc Vuilleumier, « Les exilés communards en Suisse », Cahiers d’Histoire, Lyon, t. 22, 1977, p. 153-176, repris dans Marc Vuilleumier, Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, Lausanne/Genève, Editions d’en bas & Collège du travail, 2012, p. 237-263.