Chagot, « Les peuples sont pour nous des frères », Le Journal pour rire, 10 octobre 1851
La caricature « Les peuples sont pour nous des frères », qui dénonce l’expulsion d’Allemands hors du territoire français et, plus largement, le traitement réservé par la Seconde République aux étrangers, paraît le 10 octobre 1851 dans Le Journal pour rire. Cet hebdomadaire, publié à Paris à partir du 5 février 1848, quelques jours avant le début de la révolution de Février 1848, connaît ses dernières livraisons au début du Second Empire, en décembre 1855, et compte 222 numéros au total. Il est dirigé par Charles Philipon (1800-1862), célèbre dessinateur et journaliste français, qui avait été, sous la monarchie de Juillet, à l’origine de plusieurs périodiques satiriques importants comme La Caricature, Le Charivari ou Le Journal amusant, et avait contribué à populariser la représentation caricaturale de Louis-Philippe sous la forme d’une poire.
En décembre 1847, Charles Philipon lance une nouvelle publication illustrée intitulée Le Journal pour rire : journal d’images, journal comique, critique, satirique, lithographique…, complément illustré du Charivari, qui se veut initialement apolitique et connaît sa première publication quelques semaines plus tard. Le prospectus de l’hebdomadaire du samedi annonce qu’il s’agit par cet hebdomadaire d’« égayer son siècle qui s’ennuie, et [d’]entretenir ses compatriotes dans un état de jovialité permanente, très favorable à la santé ». Néanmoins, au cours de son existence, Le Journal pour rire n’en fait pas moins paraître au fil de ses livraisons des lithographies très politisées. Après décembre 1848, le premier président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, devient ainsi l’une des figures les plus moquées et caricaturées au fil des pages de l’hebdomadaire.
Dans son numéro du 10 octobre 1851, Le Journal pour rire fait paraître une caricature de Chagot qui représente un étranger expulsé de France à coup de bâton, une image qui offre un contraste saisissant avec le triptyque républicain – dans l’ordre ici adopté, « fraternité », « égalité » et « liberté » – repris ironiquement dans le titre de la lithographie. Comme l’écrit Michela Lo Feudo, « le rire suscité par le Journal pendant les mois qui précèdent le coup d’État est un rire démolisseur qui s’engage de plus en plus pour la défense des idéaux républicains ».
La caricature de Chagot dénonce le recours jugé illégitime à l’expulsion des étrangers hors du territoire français et, plus largement, le renforcement de mesures administratives tatillonnes adoptées à l’égard des étrangers durant l’année 1851, sous un régime pourtant républicain.
Au premier plan de l’image, se trouve un personnage d’étranger mécontent, fumant sa pipe, qui vient de perdre son chapeau après avoir reçu un coup de bâton asséné par un personnage dont on n’aperçoit que le bras, et qui symbolise à lui seul les forces de l’ordre françaises. L’étranger se voit ainsi bouté hors du territoire de la République française, comme le montre à ses pieds la représentation d’une frontière entre le territoire baptisé « France », où il a son pied gauche, et le territoire nommé « Allemagne », où le conduit son pied droit. La caricature schématise en employant le mot d’Allemagne, puisque celle-ci est loin de former un État unifié à l’époque à laquelle le dessin est réalisé, mais il s’agit pour le dessinateur de représenter de manière claire et simplifiée l’expulsion d’un Allemand vers son pays d’origine et de symboliser sa traversée de la frontière sous la contrainte.
L’arrière-plan de l’image offre lui aussi des détails qui attirent l’attention du lecteur. À gauche, un autre personnage semble également précipité de force vers l’Allemagne, le dessin voulant ainsi insister sur le caractère collectif de ces mesures d’expulsion. À droite, du côté français, l’arrière-plan représente un bureau de « numérotage de MM. les étrangers », où l’on distingue une file constituée de plusieurs personnages qui attendent leur passage au guichet.
La caricature de Chagot s’attaque ainsi à deux aspects du traitement – jugé contraire aux valeurs républicaines – des étrangers dans la France de 1851. D’abord, il s’agit bien sûr de s’opposer au recours croissant aux arrêtés d’expulsion à l’encontre des étrangers et particulièrement des réfugiés. La loi du 3 décembre 1849 avait en effet facilité l’adoption des arrêtés d’expulsion par le ministre de l’Intérieur, qui n’avait désormais plus besoin de justifier ces mesures pour y recourir. De plus, en vertu de cette loi, les préfets des départements frontaliers pouvaient adopter directement des arrêtés sans en référer préalablement au ministre. De ce fait, les expulsions d’étrangers depuis la France ont connu une augmentation importante, visant de plus en plus les réfugiés allemands, italiens, polonais d’opinion républicaine à partir de l’année 1849.
Mais la caricature de Chagot, en s’attaquant au « numérotage de Messieurs les étrangers » et en dessinant le bâton de « l’ordonnance », s’en prend aussi à un texte réglementaire de la préfecture de police de Paris. Le 8 septembre 1851, un mois avant la publication de ce numéro du Journal pour rire, la préfecture avait en effet adopté une ordonnance qui visait à diviser les étrangers séjournant à Paris en deux catégories : ceux qui avaient la ferme intention de vivre et de travailler dans la capitale, qui devaient impérativement se présenter dans les trois jours à la préfecture pour demander un « permis de séjour » afin de pouvoir rester dans la capitale ; ceux qui se contentaient d’y passer sans s’y installer et qui se voyaient dispensés de cette obligation. De ce fait, l’adoption de cette ordonnance a obligé de très nombreux étrangers à faire la queue aux bureaux de la préfecture pour obtenir le précieux sésame, comme le notait le 9 octobre 1851 un article du très sérieux Journal des débats politiques et littéraires :
« L’exécution de l’ordonnance de police du 8 septembre dernier, concernant le séjour permanent des étrangers dans le département de la Seine, se poursuit activement dans les bureaux de la préfecture. Depuis la publication de cette ordonnance jusqu’à ce jour, environ 30.000 étrangers se sont présentés à la préfecture de police pour obtenir un permis de séjour […]. Le nombre de permis de séjour accordé jusqu’à ce jour s’élève à environ 20.000. On a annoncé il y a quelque temps que les expulsions s’élevaient au chiffre de plus de 12.000, dont 10.000 atteignaient des ouvriers du faubourg Saint-Antoine. […] Au surplus, il paraît certain que le nombre total des expulsions sera de beaucoup inférieur à ce chiffre. Nous croyons savoir en effet qu’en ce moment, après la délivrance de 20.000 permis de séjour, le chiffre des expulsions ne s’élève pas à 200. »
Par sa caricature, Chagot dénonce la contradiction croissante qui s’opère entre les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, consacrées par la Seconde République, et le traitement concret des étrangers en France, venus ou non pour des motifs politiques.
- Gérard Noiriel, Réfugiés et sans-papiers : la République face au droit d’asile, xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 2006.
- Paul-André Rosental, « Migrations, souveraineté, droits sociaux. Protéger et expulser les étrangers en Europe du xixesiècle à nos jours », Annales. Histoire, Sciences sociales, n° 66-2, avril-juin 2011, p. 335-373.