L’accueil des loyalistes américains par la Grande-Bretagne, 1783

Sujet de l'oeuvre : il s’agit d’une représentation allégorique de la réception par les Britanniques des réfugiés de leurs anciennes colonies américaines. Elle montre Britannia offrant son secours une palette de loyalistes demandant l’asile au lendemain de la guerre d’indépendance américaine.
Description : cette image est une gravure réalisée en 1815 par  Henry Moses, qui reproduit une partie du tableau de Benjamin West datant de 1812, intitulé John Eardley Wilmot.
Editeur : couverture de l’ouvrage de of John Eardley-Wilmot intitulé Historical View of the Commission for Enquiring into the Losses, Services, and Claims, of the American Loyalists, at the Close of the War between Great Britain and her Colonies, in 1783: with an Account of the Compensation Granted to them by Parliament in 1785 and 1788. (Londres, 1815). L’original est à l’Université de Yale, au Yale Center for British Art, et fait partie de la Paul Mellon Collection à New Haven, Connecticut.
Date : 1815 (1812)
Type : gravure sur bois sur papier, d’après un original de peinture à l’huile sur toile.
Identifiant : UIN: BLL01003942007
Gestion des droits : libre de droits
Source : John Eardley-Wilmot, Historical View of the Commission for Enquiring into the Losses, Services, and Claims, of the American Loyalists, at the Close of the War between Great Britain and her Colonies, in 1783: with an Account of the Compensation Granted to them by Parliament in 1785 and 1788. (Londres, 1815).
Auteur de la notice : Thomas Jones (traduit de l’Anglais par Romy Sánchez)
Institution de rattachement : University of Buckingham

La Révolution américaine (c. 1763-1789) fut un événement extrêmement clivant. En plus de faire voler en éclats l’empire britannique transatlantique, elle donna lieu à de profondes divisions au sein même de la société américaine. Si au lendemain de la guerre d’Indépendance (1775-1783) les discours états-uniens décrivaient les loyalistes (c’est-à-dire les populations des colonies qui s’opposaient à l’indépendance et demeuraient fidèles à la Grande-Bretagne) comme une minorité peu représentative et principalement issue des élites politiques et économiques de la colonie, les historiens admettent désormais qu’il s’agissait aussi d’artisans et de petits cultivateurs, et non seulement des figures plus connues des officiers royaux et des riches propriétaires terriens et marchands. De plus, les tribus natives américaines comme les Mohawks ou les Creeks s’étaient alliées avec les Britanniques contre l’intrusion des colons, et des promesses de liberté en échange de la loyauté à la Couronne encouragèrent sans doute 20 000 Afro-Américains à quitter la condition d’esclave pour rejoindre les rangs britanniques.

La victoire des patriotes et la création des États-Unis se solda par le départ en exil d’environ 75 000 loyalistes­ — c’est-à-dire d’un Américain sur quarante — qui partirent pour différents points de l’Empire britannique, dont 13 000 vers la Grande-Bretagne elle-même. Nombre d’entre eux avaient servi dans l’armée britannique ou avaient perdu leurs biens et leurs revenus en Amérique. Pendant la guerre, le parlement commença à accorder des pensions à certains réfugiés pour compenser la situation économique qu’engendrait leur position politique, et lors du traité de paix de 1783, une commission fut créée pour convenir d’un accord général sur la question des réclamations loyalistes. Dirigée par le Premier Ministre John Wilmot, cette commission parvint à convaincre le gouvernement d’accorder environ 3 millions de livres en dédommagement à 2 900 réfugiés loyalistes.

C’est cette prouesse de Wilmot que célèbre ici Benjamin West, l’un des artistes les plus en vue de l’époque. Né en Pennsylvanie en 1738, West a cependant vécu et travaillé en Grande-Bretagne à partir de 1763. Il s’y bâtit une solide réputation en peinture classique, biblique et en scènes historiques, tout spécialement avec sa représentation de La Mort du Général Wolfe (1770), commémorant la mort du général britannique pendant la prise de Québec durant la guerre de Sept Ans (1756-1763). En 1792, West devint président de la Royal Academy. En 1812, son portrait intitulé John Eardley Wilmot (peinture à l’huile sur toile) représente Wilmot assis au premier plan qui examine des papiers devant le portrait fictif de Britannia, accueillant les réfugiés loyalistes suspendu derrière lui. C’est cette « peinture » qui fut ensuite reproduite par le graveur Henry Moses. Moses travailla main dans la main avec West au début des années 1810, et nombre de ses gravure furent publiées dans The Gallery of Pictures Painted by Benjamin West Esqr, Historical Painter, to His Majesty, and President of the Royal Academy, Engraved in Outline by Henry Moses. Lorsque Wilmot publia son récit des activités de la commission de compensation de 1815, la gravure de Moses inspirée par le « tableau dans le tableau » de West servit de couverture à l’ouvrage, et prit alors le nouveau titre de « Réception des Loyalistes Américains par la Grande-Bretagne, en 1783 ».


Sur cette image, c’est une Britannia magnanime qui tend les bras en signe d’accueil des loyalistes américains. Les réfugiés sont abrités sous son manteau par les allégories de la Religion et de la Justice qui tiennent respectivement une croix et une balance, ces deux élément rappelant la dimension morale qui entoure l’aide aux réfugiés. Les secourir relevait à la fois du devoir chrétien et servait de juste récompense pour leur aide et leurs souffrances. Les exilés, représentant la diversité du loyalisme américain, s’avancent vers la Couronne britannique dans un geste de gratitude.

L’élite coloniale est à la tête du groupe des réfugiés et on y reconnaît des figures juridiques, religieuses et administratives de l’Amérique pré-indépendante, désormais exilées. Parmi eux, deux leaders loyalistes de renom, William Pepperell, qui aida à organiser et à diffuser les demandes de compensation des loyalistes, et William Franklin, le fils de Benjamin Franklin qui, en tant que gouverneur du New Jersey, « maintint sa fidélité et sa loyauté envers son Souverain … malgré de puissantes injonctions à prendre le parti opposé ». Ils sont suivis d’un « Chef Indien », représentant les indigènes américains qui prirent le parti de la Grande-Bretagne dans le conflit, ainsi qu’un groupe de veuves et d’orphelins, « victimes de la guerre civile ». Enfin, on voit une famille noire qui se tourne vers Britannia, reconnaissante pour l’émancipation et représentant les 5 000 affranchis qui vinrent en Grande-Bretagne et formèrent ainsi le plus grand groupe d’émancipés dans l’histoire américaine avant la guerre civile de 1861-1865. En arrière-plan, deux chérubins représentant les « génies » de la Grande-Bretagne et de l’Amérique réparent des faisceaux brisés, anticipant ainsi un futur transatlantique apaisé. La scène est observée par Benjamin et Elizabeth West, à droite, le matériel de peinture de West apparaissant aux marges du tableau.

Lorsque cette image fut publiée, en 1815, les thèmes qu’elle mettait en avant avaient un écho particulièrement fort. C’était en effet l’année qui marquait la fin d’une deuxième guerre avec les États-Unis, et le récit de Wilmot rapporte le fait qu’il fut publié au moment « d’un élan de paix renouvelé ». Ce dernier conflit avait déclenché une autre vague de départs, avec 3 000 Américains supplémentaires fuyant vers les territoires britanniques entre 1812 et 1815. 1815 marquait aussi la fin d’un quart de siècle de guerre avec la France révolutionnaire puis napoléonienne, durant lequel des dizaines de milliers de religieux, de nobles et de conservateurs ainsi que d’autres émigrés étaient partis pour la Grande-Bretagne. Une campagne d’aide aux 12 500 réfugiés annuels (en moyenne) présents pendant les années 1790 fut organisée sur les bases de la commission américaine de Wilmot. Wilmot lui-même eut un rôle de premier plan dans l’organisation et la distribution d’aide du gouvernement aux réfugiés émigrés, tout comme l’exilé loyaliste Pepperell avant lui. Le récit de Wilmot et la gravure de Moses paraissent donc au moment où l’héritage de l’asile fourni aux Américains en 1783 venait d’être considérablement élargi et consolidé.

Cet élargissement et cette consolidation jetèrent les bases d’un consensus libéral sur l’asile en Grande-Bretagne pour le reste du XIXe siècle. La diversité des catégories sociales et raciales mises en avant dans l’œuvre de Moses suggèrent le fait que l’asile britannique était dès lors universellement ouvert à tous les réfugiés. Cela fut renforcé par le fait que contrairement aux exilés des vagues précédentes, la plupart des émigrés étaient catholiques et par l’arrivée après-guerre de libéraux, de nationalistes et d’autres réfugiés révolutionnaires fuyant l’Europe de Metternich. Moses anticipa aussi l’image de la Grande-Bretagne s’auto-représentant en ennemie de l’esclavage. Bien que maintenu dans l’empire colonial britannique, l’esclavage avait été légalement aboli avant l’indépendance américaine, et le secours porté aux esclaves américains émancipés soulignait aussi les divergences des deux pays en termes d’identités nationales. En 1815, de nombreux Britanniques voyaient l’abolitionnisme et la question de l’asile comme deux questions intimement liées, soulevant le fait que les mêmes libertés constitutionnelles, en particulier celles de l’habeas corpus, garantissaient le même statut aux esclaves, aux réfugiés et aux Britanniques. Bien que représentant un groupe de réfugiés arrivés trente ans plus tôt, la gravure de Moses renvoyait à l’émergence d’une conception durable de la Grande-Bretagne comme terre d’asile.

 


- Maya Jasanoff, Liberty’s Exiles: The Loss of America and the Remaking of the British Empire, Londres, 2011.
- Mary Beth Norton, The British-Americans: The Loyalist Exiles in England, 1774-1789, Boston, 1972.
- John Eardley-Wilmot, Historical View of the Commission for Enquiring into the Losses, Services, and Claims, of the American Loyalists, at the Close of the War between Great Britain and her Colonies, in 1783: with an Account of the Compensation Granted to them by Parliament in 1785 and 1788, Londres, 1815.