La Grande Emigration polonaise : bals à l’Hôtel Lambert à Paris, 1844-1846

Sujet de l'oeuvre : Bals donnés par la princesse Czartoryska à l’occasion du carnaval dans le but de collecter des dons pour l’Émigration polonaise.
Description : Trois lithographies.
Editeur : L’Illustration : journal universel, Paris, J.-J. Dubochet, journal conservé à la Bibliothèque nationale de France.
Date : 1844-1846
Type : Lithographie
Identifiant : Gallica NUMP-16162 ; Z BARRES-1637 ; https://archive.org
Source : Bibliothèque nationale de France
Auteur de la notice : Katarzyna Papiez
Institution de rattachement : Université Paris-Sorbonne
Le prince Adam Jerzy Czartoryski (1770-1861), diplomate, ancien ministre des Affaires étrangères auprès du tsar Alexandre Ier, prit la tête du gouvernement provisoire polonais durant l’insurrection de Novembre (1830-1831) contre l’occupant russe. Après la débâcle du soulèvement, il s’exila d’abord en Angleterre, puis s’installa avec sa famille à Paris. De 1834 à 1844, la famille Czartoryski loua les appartements au 25-27, rue du Faubourg du Roule. La maison localisée près du Louvre et de l’église Saint-Roch constitua rapidement un lieu de réunion trop étroit pour l’émigration polonaise de Paris. En juin 1843, Anna Sapieżyna, née Zamoyska (1772-1859), la belle-mère du prince Czartoryski, fit l’acquisition d’un grand hôtel particulier sur l’île Saint-Louis d’une valeur de 175 538 francs. Construit dans les années 1640 sur les dessins de Louis Le Vau, l’hôtel Lambert fut décoré par Eustache Le Sueur, François Perrier et Charles Le Brun et resta dans les mains de la famille Lambert jusqu’en 1739. L’hôtel entra ensuite en possession du marquis du Châtelet, puis de Claude Dupin de Chenonceaux et, devint en 1809, la propriété du fils de Jean-Pierre Bachasson de Montalivet qui le transforma en magasin de lits militaires et en un petit hôtel.
La résidence familiale devint le siège de l’aile conservatrice de l’émigration polonaise, nommée Hôtel Lambert, réunie auprès du prince Adam Jerzy Czartoryski. En interférant dans chaque conflit européen, les membres de l’Hôtel Lambert tentaient de regagner l’indépendance de la Pologne. Actifs dans les principales guerres entre 1831 et 1856, les agents du prince Czartoryski menaient des négociations diplomatiques avec des représentants des pays en conflit militaire avec la Russie et l’Autriche afin de déplacer, en cas de victoire, le théâtre de guerre en Pologne occupée. Ce réseau d’agences, créé dans les principales villes d’Europe, dans les Balkans et dans l’Empire ottoman, remplissait le rôle d’ambassades informelles de Pologne. Les dépêches envoyées par les agents étaient présentées régulièrement par le prince Czartoryski aux ministres des Affaires étrangères de France et d’Angleterre. Ce service de renseignements avait pour but affiché de s’octroyer l’aide de ces États dans la lutte pour la libération de la patrie. À la stratégie diplomatique développée par le prince Czartoryski, la Société démocratique polonaise, fondée à Paris en 1832, opposait d’autres moyens d’action : cette Société visait en effet l’indépendance de la Pologne par le biais d’une insurrection appuyée par des réformes. Dans un grand manifeste publié à Poitiers en 1834, les démocrates polonais critiquèrent vivement le prince Czartoryski qu’ils considéraient comme « l’ennemi de l’émigration polonaise
[1]
 », ce qui montre l’ampleur des débats internes au groupe des réfugiés polonais alors établis en France. [1]Ogół Polaków zgromadzonych w Poitiers do Emigracji Polskiej [L’ensemble de Polonais réunis à Poitiers à l’Émigration Polonaise], le 29 juillet 1834, in :Zbiór pamiętników i pism urzędowych, dotyczących Emigracji Polskiej [Recueil de mémoires et documents administratifs sur l’Émigration Polonaise], 1834, p. 232.

Les trois lithographies présentées ici, publiées successivement en 1844, 1845 et 1846 dans l’Illustration, présentent les bals donnés par la princesse Czartoryska à l’occasion du carnaval. Ces fêtes organisées par le biais de la Société de charité des dames polonaises, présidée par la princesse Czartoryska, servaient à collecter des dons pour porter l’aide aux Polonais qui ne recevaient aucun subside du gouvernement français. Les réceptions données par la princesse à la fin de la période du carnaval pouvaient attirer jusqu’à 3.000 personnes et reçurent un accueil favorable dans la presse parisienne :

« Mais quel bal ! Et le moyen de le passer sous silence ? C’est madame la princesse Czartoriska [sic] qui l’a donné et c’est la Pologne exilée qui en profite. Madame Czartoriska [sic] est une fée magnifique et bienfaisante, dont la baguette vraiment magique a transformé l’hôtel Lambert en Alhambra, c’est une mère généreuse est infatigable dont la sollicitude veille sans cesse sur ces fils d’adoption et leur fait oublier les misères et les douleurs de l’exil »[1].

Environ 400 personnes profitaient chaque année de l’aide de la Société de charité en recevant de l’argent, des vêtements, des outils ou des repas gratuits. L’engagement de la princesse en faveur de la cause polonaise inspira George Sand, amie de Chopin, fréquent visiteur du palais, tant et si bien qu’elle en fit l’héroïne de sa nouvelle dans laquelle elle compara la princesse Czartoryska à un ange infatigable :

« Au milieu de ses désastres et de sa détresse, l’émigration a reçu du ciel le secours de la protection d’un ange. La princesse Czartoryska, femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la tête de la révolution polonaise, a consacré sa vie au soulagement de tant d’infortunes. […] Cette famille n’a qu’un regret, celui de n’avoir pas assez de pain pour nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons qu’elle se refuse les plus modiques jouissances du bien-être domestique, pour subvenir aux frais incessants d’une patriotique charité »[2].

La princesse Czartoryska ouvrit également, en 1844, l’Institut des Demoiselles polonaises au sein de l’hôtel Lambert, dans le but de préparer les jeunes filles de réfugiés polonais au travail d’institutrice. L’école compta jusqu’à 50 élèves. Les matières étaient enseignées en français pour permettre aux étudiantes de passer un concours et d’obtenir un diplôme. Les filles suivaient également les cours de langue, d’histoire et de littérature polonaises. Enfin, en 1846, la princesse Anna Czartoryska fonda la Maison de charité de Saint-Casimir, abri destiné aux malades, pauvres et orphelins. La maison transférée en 1860 au 119, rue du Chevaleret à Paris, y existe jusqu’à aujourd’hui entretenue par les Sœurs de Saint-Vincent de Paul.

L’hôtel Lambert remplissait également une fonction de salon où se côtoyait l’élite intellectuelle de l’émigration polonaise. Dans la tradition des déjeuners du jeudi organisés par le roi Stanislas-Auguste à l’époque des Lumières, le prince Czartoryski réunissait dans son hôtel chaque samedi à 21 heures les illustres représentants de l’émigration polonaise. Toutes les manifestations qui se déroulaient dans l’enceinte du palais avaient un caractère diplomatique : les bals, loteries, célébrations des fêtes de Pâques ou concerts ponctués par des prestations remarquables de Franz Liszt ou de Frédéric Chopin rassemblaient l’élite politique et intellectuelle de Paris dans le but d’attirer l’attention de l’opinion publique sur la question polonaise et de faire valoir le parti du prince Czartoryski aux yeux des autorités étrangères.

[1]L’Illustration, le 28 février 1846.

[2] George Sand, « La princesse Anna Czartoryska », in : Nouvelles lettres d’un voyageur, Paris, C. Lévy, 1877, p. 234-235.


- Janusz Pezda, Ludzie i pieniądze [Les gens et l’argent], Kraków, Universitas, 2003.
- Claude Mignot, « L’hôtel Lambert : l’architecture », dans Béatrice de Andia (dir.), L’île Saint-Louis, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1997, p. 204-210 ; Sabine du Crest, « Hôtel Lambert : décor intérieur », dans Béatrice de Andia (dir.), L’île Saint-Louis, op. cit., p. 211-225.
- Rocznik Towarzystwa Historyczno-Literackiego w Paryżu (1866) [Annuelle de la Société Historique et Littéraire de Paris], Paryż, Księgarnia Luksemburgska, 1867.