Jean-Baptiste Madou, Souvenirs d’Emigration polonaise, 1834

La série « Souvenirs d’émigration polonaise » comporte cinq lithographies dessinées par Jean-Baptise Madou et dédiée par Modeste Rottermund, concepteur de l’ensemble, « aux amis polonais ». La première planche, intitulée « La Pologne, 1834 », témoigne de la répression exercée contre les patriotes polonais, notamment contre les anciens de l’armée vaincue en septembre 1831 à Varsovie. Le sous-titre de la lithographie, « Les cosaques arrachent à leur famille des paysans polonais pour les emmener en Sibérie », montre le recours à l’exil forcé vers les marges de l’Empire russe, utilisé pour réduire toute résistance.
Néanmoins, ce n’est pas cet exil vers la Sibérie qui est le plus mis en lumière par la série de lithographies dessinées par Madou, qui s’attache avant tout à décrire le départ pour l’étranger des patriotes polonais, exilés vers les pays d’Europe de l’Ouest qui les ont massivement accueillis. La « Grande Émigration » est le nom donné à ce mouvement qui a concerné sans doute plus de 7.000 personnes. Comme l’a souligné l’historien polonais Sławomir Kalembka, le qualificatif de « Grande Émigration » a été introduit par l’historiographie pour souligner l’importance quantitative d’un tel flux migratoire, mais aussi le « remarquable rôle politique, idéologique et artistique joué par ces exilés dans l’histoire de la nation polonaise alors mise en esclavage par les trois puissances réactionnaires de l’Est de l’Europe. »
L’une des images de la série « Souvenirs d’émigration polonaise » s’attache à éclairer les conditions du voyage d’exil. La planche intitulée « Le passage des Polonais par l’Allemagne dépeint le déplacement d’exilés, dont le char a été dételé et qui sont traînés en triomphe par les habitants du village allemand qu’ils traversent. La lithographie met ainsi l’accent sur les phénomènes de solidarité et d’enthousiasme suscités par les Polonais durant leur voyage depuis Varsovie jusqu’à l’Europe de l’Ouest. Néanmoins, certains témoignages écrits s’avèrent bien moins positifs sur l’accueil réservé aux exilés polonais en fuite, en particulier en Prusse.
Quant aux trois dernières planches qui forment cet ensemble, elles projettent chacune un éclairage sur la réception des exilés polonais dans trois pays où ceux-ci ont été nombreux à se réfugier au début des années 1830. Tout d’abord, l’accueil en France, premier pays à recevoir des Polonais de la « Grande Émigration » : dès 1832, le ministère de l’Intérieur français attribuait des secours mensuels à près de 4.300 d’entre eux, tout en obligeant ces réfugiés secourus à accepter le principe de l’assignation à résidence dans des « dépôts » de réfugiés en province. La lithographie intitulée « Les Polonais en France » montre la réception des exilés non pas dans les grandes villes, mais à la campagne, dans une maison paysanne.
Le sous-titre, « Des paysans accueillent à leur table des réfugiés polonais », insiste ainsi sur ce contexte rural. Quant à l’image, qui dépeint cet intérieur paysan où un portrait encadré de l’empereur Napoléon se trouve accroché au mur, elle met l’accent sur la solidarité politique qui a pu se nouer entre les Français attachés au souvenir de l’Empire et les Polonais, redevables à la France impériale de la création du « Grand-duché de Varsovie » en 1807.
Si la lithographie de Jean-Baptise Madou sur l’accueil en France s’attache à la rencontre entre les Polonais et la société civile, c’est aussi le cas de la planche qu’il a consacrée à la réception des Polonais en Grande-Bretagne, intitulée « Les Polonais en Angleterre ».
Alors que la lithographie sur la France mettait en scène une famille paysanne accueillant chez elle des réfugiés polonais, la planche sur l’accueil en Angleterre montre le dialogue qui s’établit entre un Polonais et une famille bourgeoise, attentive au récit des « souvenirs qu’égrène un officier polonais amputé de la jambe gauche ». La lithographie sur la France semblait saisir le moment même de l’arrivée des Polonais dans ce village rural, tandis que celle sur l’Angleterre éclaire le sort d’un officier polonais qui semble déjà bien installé et intégré dans le cadre bucolique et familial ici dépeint. Les deux lithographies ont cependant pour point commun de s’intéresser à la réception des Polonais par des familles françaises et britanniques, les autorités politiques des deux pays d’asile respectifs n’étant ici nullement représentées ou même symbolisées.
Un sort particulier peut être réservé à la planche qui porte le titre « Les Polonais reçus en Belgique ».
Contrairement aux deux précédentes, qui éclairaient le cas de Polonais isolés, accueillis par des familles française et belge, la lithographie sur la Belgique dépeint un épisode qui a pris place dans un lieu de pouvoir. Malgré son titre très général, l’image représente précisément la célébration, à l’hôtel de ville de Bruxelles, du troisième anniversaire du déclenchement de la révolution libérale de Varsovie, le 29 novembre 1833. Dans une salle ornée des drapeaux belge et polonais, plus d’une vingtaine de personnes se saluent, parmi lesquelles on reconnaît des notables belges – le bourgmestre de Bruxelles, des membres de la Chambre des représentants –, mais également des officiers polonais, nombreux à être entrés au service de l’armée belge dès 1832. Il faut souligner néanmoins, comme l’a montré Jean Lorette au sujet de cette planche, que celle-ci dépeint la réception donnée à l’Hôtel de ville comme un moment de rencontre pacifié et convivial : en témoigne l’arrière-plan, où l’on devine une table dressée pour le banquet donné par la suite aux Polonais dans l’après-midi du 29 novembre 1833. Or la célébration de cet anniversaire de la révolution de Varsovie avait suscité une réaction très hostile de la part du gouvernement belge. D’ailleurs, l’année suivante, en 1834, le quatrième anniversaire de la révolution de Varsovie ne fut plus célébré à l’Hôtel de ville de Bruxelles, et il fallut aux patriotes polonais de la ville se contenter d’une réunion au domicile du leader libéral Alexandre Gendebien (1789-1869), ancien membre du Comité central d’aide aux Polonais.
Les cinq pièces de la série « Souvenirs d’émigration polonaise » constituent ainsi un témoignage exceptionnel sur l’accueil des réfugiés Polonais de la « Grande Émigration » en Europe de l’Ouest. Outre la dimension comparative de cet ensemble, qui présente un véritable panorama, à travers trois pays, de la réception des Polonais, la série se distingue par les usages qui ont pu être faites des images qui la composent, dont la vente était destinée à secourir les réfugiés nécessiteux en Belgique.
- Jean Lorette, « Le lieutenant Modeste Rottermund, le dessinateur Jean-Baptiste Madou et les réfugiés polonais en Belgique en 1834 », Militaria Belgica, 1992, p. 27-39.
- Idesbald Goddeeris, La Grande Émigration polonaise en Belgique (1831-1870). Élites et masses en exil à l’époque romantique, Berne, Peter Lang, 2013.