Francesco Hayez, Les fugitifs de Parga, 1831

Sujet de l'oeuvre : L’exil contraint des villageois de Parga en 1819 après la cession de leur citadelle à l’Empire ottoman.
Description : Huile sur toile
Editeur : Brescia, Pinacoteca Tosio Martinengo
Date : 1831
Gestion des droits : libre de droits
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:I_profughi_di_Parga_by_Francesco_Hayez.
Auteur de la notice : Durand, Antonin
Institution de rattachement : École normale supérieure de Paris
« Quel est ce Grec qui gémit et se lamente, assis là, tout au bas de la place ? Quel pays lointain cherche-t-il du regard par-delà cette mer ? Quelle est la femme debout près de lui, qui sanglote en le voyantmontrer de la main cette forteresse là-bas, sur la rive opposée à Corfou ? » Dans le poème qu’il écrit entre 1819 et 1820 sur les exilés de Parga, Giovanni Berchet semble décrire le tableau que Francesco Hayez peint une décennie plus tard pour représenter le même épisode méditerranéen, celui de l’évacuation forcée de la citadelle de Parga sur la côte égéenne.  La prolifération d’œuvres littéraires et picturales témoigne de l’écho européen d’un événement perçu comme un renoncement des puissances européennes en Méditerranée. Ancien établissement vénitien de la côte d’Epire, la citadelle de Parga passe successivement à la fin du xviiie siècle sous le contrôle des Français, des Autrichiens, des Anglais et enfin des Ottomans en 1819. Les habitants de la cité résistent à la cession à la Sublime Porte, mais le retrait de la garnison britannique stationnée dans la citadelle rend leur défaite inévitable. Aussi doivent-ils quitter la ville avec leurs enfants, leurs biens et leurs objets de culte. Le scandale que provoque l’image de ces familles chassées de leur ville à cause de tractations diplomatiques ternit durablement l’image des Britanniques, accusés d’avoir vendu des terres chrétiennes aux musulmans. Il contribue plus généralement à la naissance d’une mobilisation transnationale en faveur de la défense des Grecs contre les Ottomans. Ainsi Ugo Foscolo, exilé en Angleterre , écrit-il un important article sur le sujet, traduit en anglais et publié dès octobre 1819 dans The Edinburgh Review sous le titre On Parga, qui contribue à senssibilier l’opinion britannique sur le sujet. De même, Le philologue et érudit italo-grec de Corfou, Andreas Mustoxidi, publie à Paris en 1820 un Exposé des faits qui ont précédé et suivi la cession de Parga, qui traduit l’indignation européenne. Francesco Hayez tire trois tableaux de cet événement marquant dans les années 1831-1832, dont le plus grand est ici présenté. Le peintre, d’origine française par son père, s’est formé à Venise puis à Rome auprès de Canova, avant de s’installer à Milan d’où il produit l’essentiel de son œuvre. Connu pour ses grandes fresques mythologiques néo-classiques (Ulysse à la cour d’Alcinoos, 1813-1815) et pour ses œuvres allégoriques (Roméo et Juliette, 1823), il amorce avec les Vêpres siciliennes une évolution vers des sujets plus politiques qui en font aussi un peintre de l’histoire nationale. Ses Profughi di Parga constituent néanmoins sa première évocation de l’exil, un thème qu’il traitera à nouveau en 1838-1840 avecL’Ultimo abbocamento di Jacopo Foscari con suo padre.

La composition du tableau fait clairement apparaître trois ensembles, dont chacun révèle un grand nombre de détails. À l’arrière-plan, un promontoire où s’étend la silhouette de la citadelle en haut d’une falaise dominant la mer. Au premier plan à gauche, un ensemble d’hommes et de femmes regroupés qui regardent dans la même direction. Entre les deux, enfin, à droite, un ensemble de scènes apparemment désordonnées sur le rivage d’où se dégage une infinie tristesse.

Le groupe du premier plan compte une quinzaine de personnes et donne une image de la fragilité mais aussi de la solidarité de la communauté villageoise dans l’épreuve. La position centrale de la mère avec son enfant dans l’économie générale du tableau, qui ne va pas sans évoquer la figure de la Madone, contribue à l’impression de dénuement. De même, la jeune fille prostrée à gauche du tableau penchée sur un crâne ne manque pas d’évoquer la peinture de vanité. Dans le même temps, l’agglomération des personnages au centre du groupe, qui semblent littéralement se tenir sur les épaules les uns des autres, figure la peur, sans doute, mais aussi le resserrement des liens dans l’épreuve. Il est difficile de démêler ce qui attire les regards intenses de ce groupe. Est-ce l’ensemble de personnages à l’arrière-plan qui s’affairent à l’entrée de la ville et pourraient être des Turcs prêts à investir la ville, comme le suggère le turban qu’on devine sur la tête du cavalier ? Est-ce plus généralement la nostalgie de l’exilé qui jette un dernier œil à sa terre, que l’on devine dans les yeux de l’homme aux cheveux longs à la main protectrice posée sur l’épaule de sa jeune fille ? Ou ces regards tournés vers le ciel invoquent-ils le secours d’un Dieu qui semble les avoir abandonnés ? Le personnage du deuxième plan qui apparaît de dos, les bras tendus vers son village, évoque également une prière imprécatoire, tandis que la houle qui attaque la falaise laisse deviner les dangers de la traversée qui attend les réfugiés.

C’est que l’élément religieux est omniprésent dans ce tableau, qui symbolise aussi l’abandon d’une terre chrétienne au profit des musulmans. On en devine l’importance dans la position centrale du prêtre dont le manteau sombre se fond presque dans la terre de Parga, mais aussi au regard de la place des objets de culte entre les mains des exilés, ainsi que dans les allusions implicites ou explicites à la figure christique ou à celle de la mère à l’enfant.C’est surtout dans la silhouette de la citadelle au fond, dominée par le clocher, que se lit l’ancrage chrétien de la ville cédée aux Ottomans.


- Jean Berchet, Les Fugitifs de Parga, traduit librement de l’italien, Paris, Firmin Didot, 1833.
- Gilles Pécout, “Philhellenism in Italy: Political Friendship and the Italian Volunteers in the Mediterranean in the Nineteenth Century”, Journal of Modern Italian Studies, 2009, 4(4), p. 405-427.
- Brigitte Urbani, « I profughi di Parga : fortune poétique et iconographique d’un thème patriotique », Italies.Revue d’études italiennes, n°6, « Variations autour des idées de patrie, État, nation », 2002.