Honoré Daumier, « Le réfugié politique », Les Bohémiens de Paris, 1841

Titre complet de l'oeuvre : « Le réfugié politique »
Sujet de l'oeuvre : L’accueil des réfugiés étrangers à Paris sous la monarchie de Juillet.
Editeur : Aubert et Baugé, Paris.
Date : 1841
Type : Lithographie
Source : Musée Carnavalet, Paris.
Auteur de la notice : Delphine Diaz
Institution de rattachement : Université de Reims Champagne-Ardenne
Honoré Daumier (1808-1879) a produit une œuvre lithographique majeure sous la monarchie de Juillet, la Seconde République et le Second Empire, œuvre dans laquelle il n’a cessé de caricaturer la vie politique et les mœurs françaises. Né à Marseille sous l’Empire, il a suivi sa famille qui s’est établie à Paris en 1816. Devenu apprenti lithographe en 1825, il a rejoint en 1830 la rédaction du journal satirique de Philipon, La Caricature, où il a fait paraître de très nombreuses lithographies politiques. Sous la monarchie de Juillet, Daumier a dénoncé à travers ses caricatures le dévoiement de la monarchie de Louis-Philippe, née d’une révolution : le régime a été marqué dans ses premières années par plusieurs insurrections et émeutes, dont celle de la rue Transnonain à Paris, suscitée en avril 1834 par le refus de la loi répressive sur les associations et écrasée dans le sang, comme le montre la célèbre lithographie intitulée La Rue Transnonain, le 15 avril 1834. Mais les planches de Daumier dépeignent aussi sur un ton plus léger et taquin la petite bourgeoisie parisienne, dont le lithographe dessine avec ironie tant des scènes de la vie professionnelle que de la vie privée : en témoigne la célèbre série Les Bons bourgeois, parue en 1846. Puis, sous la Seconde République, Honoré Daumier a connu le succès comme peintre, cette fois, grâce au tableau intitulé La République nourrit ses enfants et les instruit, qu’il a réalisé pour répondre au concours lancé par le Gouvernement provisoire en mars 1848 sur la représentation de la République. Daumier a dès lors conjugué une double activité de peintre et de lithographe, puisqu’il est aussi devenu sous la Seconde République l’une des vedettes du Charivari, principal journal de caricatures. Cette activité a été ralentie sous le Second Empire en raison de la censure qui a frappé la caricature politique durant le règne de Napoléon III. Exclu pendant trois ans du Charivari au début des années 1860, Daumier a néanmoins retrouvé à la fin de la décennie une liberté de crayon. Au début de la IIIe République, en 1872, devenu presque aveugle, il a quitté la capitale et s’est retiré dans le village de Valmondois, où il s’est éteint en 1879.

Les étrangers et réfugiés accueillis en France, et tout particulièrement à Paris, cadre d’observation que privilégiait Honoré Daumier, se trouvent abondamment représentés dans son œuvre aussi bien lithographique, picturale que sculptée. Sous la monarchie de Juillet, la série des Bohémiens de Paris, constituée de 28 planches numérotées, comprend ainsi une lithographie intitulée « Le réfugié politique », 11e planche de la série. On peut y voir un homme moustachu et ébouriffé, se présentant à la porte d’un appartement parisien d’où l’on voit sortir seulement la tête d’une femme dubitative, presque apeurée.

 

La légende insérée en dessous de l’image permet de donner la parole à ce « réfugié politique » : le texte fait le présente comme un militaire gradé déchu, qui se dépeint lui-même en Bélisaire : ce général byzantin conquérant, mais désavoué par l’empereur Justinien Ier, aurait été condamné, selon la légende, à demander l’aumône à la fin de son existence. La lithographie de Daumier fait ainsi écho au thème retenu par Jacques-Louis David (1748-1825) dans sa peinture néo-classique intitulée Bélisaire demandant l’aumône, réalisée en 1780. Néanmoins, dans la planche « Le réfugié politique » dessinée par Daumier, le Bélisaire étranger dont il est question ne semble pas à la hauteur de ses rodomontades. Contrairement au tableau de Jacques-Louis David où l’aumône était facilement accordée à l’illustre mendiant qu’était devenu le général byzantin Bélisaire, le réfugié de Daumier semble, lui, avoir bien du mal à obtenir la pièce de cinquante centimes qu’il demande maladroitement à une Parisienne.

Si le réfugié des Bohémiens de Paris revendique d’hypothétiques origines monégasques, il faut préciser que la France de la monarchie de Juillet accueillait dans les années 1840 de nombreux réfugiés étrangers – dont une majorité d’hommes et d’anciens militaires –, venus des péninsules italienne et ibérique, mais aussi des États allemands et de la Pologne divisée. Ces réfugiés avaient fait sous le régime l’objet d’une politique d’attribution de secours, versés par les préfectures de départements et généralement conditionnés à une assignation à résidence des réfugiés secourus en province. Les réfugiés à Paris étaient ainsi très fréquemment des étrangers privilégiés, autorisés spécialement par le ministère de l’Intérieur et la préfecture de police à demeurer dans la capitale. Il n’en reste pas moins que nombre d’entre eux vivaient dans la misère. On peut souligner que Daumier ne fait ici nullement référence à l’attribution de secours par le ministère de l’Intérieur aux réfugiés, se contentant de mettre en évidence le fait que les réfugiés dépendaient de la charité privée des Parisiens et suggérant, à travers les boniments qu’il prête à son « réfugié politique », que celui-ci n’est peut-être qu’un simple mendiant…

La série de lithographies Les Bohémiens de Paris n’est néanmoins pas la seule à aborder la présence des réfugiés dans la capitale. Dans Les Étrangers à Paris, série de 20 planches parue dans Le Charivari entre juin et août 1844, Daumier s’attache à décrire ces « étrangers » qui peuplaient aussi Paris et qui, contrairement à notre acception actuelle du terme, n’étaient pas tous de nationalité étrangère. L’essentiel des planches dédiées à ces étrangers est en réalité consacré à la représentation de provinciaux ridicules et égarés dans la capitale. L’une de ces lithographies, intitulée « L’arrivée », met en scène une famille de provinciaux perdus, qui cherchent à se faire héberger au dernier moment dans un hôtel garni à Paris. La fin de non-recevoir opposée par le logeur est éloquente : celui-ci héberge dans son établissement d’autres étrangers, « vingt-et-un Anglais » – sans nul doute des voyageurs, « onze Savoyards », – peut-être des travailleurs saisonniers, « quinze Polonais », – assurément des réfugiés venus en France après l’échec de l’insurrection de Varsovie en 1831.

Les « étrangers à Paris », parmi lesquels les réfugiés occupent une place importante, sont ainsi décrits sur un mode badin par Daumier, qui évoquera en revanche les migrations contraintes sous un jour beaucoup plus sombre à partir de la Seconde République et du Second Empire. Honoré Daumier a en effet réalisé entre 1848 et 1870 quatre tableaux de petite dimension, plusieurs dessins et un bas-relief dont on connaît trois états sous la forme de moulages en plâtre, qui ont tous été intitulés Les Émigrants ou Les Fugitifs. L’un de ces tableaux, conservé au musée du Petit Palais, à Paris (huile sur bois, 16,2 x 28,7 cm), dépeint ainsi une file compacte de migrants allant de la droite vers la gauche, affrontant l’adversité, à pied et à cheval.

C’est un même mouvement collectif que l’on peut observer à travers le bas-relief portant le même titre, Les Émigrants ou Les Fugitifs. On peut y distinguer une foule d’hommes, nus cette fois, dont l’un porte un lourd ballot sur la tête, et accompagnés d’enfants eux aussi visiblement contraints au départ, comme le met en valeur la position des corps penchés vers l’avant.

Honoré Daumier, Les Émigrants ou Les Fugitifs. Bas-relief en plâtre (hauteur 28 cm, longueur 66 cm) © Musée d’Orsay / RMN

 

Si les exils de la Seconde République – transportation des insurgés de juin 1848, puis exil des républicains « démoc-soc » dès 1849 et proscription des opposants au coup d’État du 2 décembre 1851 – permettent d’expliquer l’intérêt de Daumier pour les émigrations et les exodes, on peut néanmoins souligner que rien n’ancre ces tableaux, dessins et bas-relief dans un contexte politique précis. À travers ses Émigrants ou Fugitifs, Honoré Daumier saisit une réalité de son temps, l’exil, qui tend à se massifier et à concerner de plus en plus de Français dans la seconde moitié du XIXe siècle.


- Ségolène Le Men, Daumier et la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2008.
- Robert Fohr, « Les Fugitifs : fuite, exode ou déportation ? », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 17 Février 2017. URL : http://www.histoire-image.org/etudes/fugitifs-fuite-exode-deportation
- Jean-Philippe Chimot, « Daumier : émigrants ou fugitifs ? », Amnis [En ligne], 7 | 2007, mis en ligne le 01 septembre 2007, consulté le 08 février 2017. URL : http://amnis.revues.org/817