Les réfugiés de Carthagène internés dans le fort de Mers-el-Kebir, 1874
La lithographie représente une foule de réfugiés assemblés en cercles autour du photographe. Vêtus pour certains de blouses, pour d’autres de tenues de marins ou de soldats, coiffés de képis ou de bérets, les réfugiés sont figurés comme des hommes plutôt jeunes (on voit même quelques garçons aux premiers rangs) et issus de milieux moyens ou populaires. À défaut de tenir les fusils dont les autorités françaises les ont dépouillés, ils empoignent pour certains de grandes pelles. Aucun air menaçant cependant : le lithographe semble plutôt suggérer leur dignité par leur mine concentrée, leur silence et leurs regards sombres.
Le Monde illustré joue sur l’attente patiemment construite depuis plusieurs mois dans ses reportages sur cette étrange rébellion cantonale, aux airs romantiques et pittoresques. Les batailles navales entre les insurgés et la flotte centraliste ont valu à l’hebdomadaire et à ses concurrents de belles gravures qui ont aiguisé la curiosité du public. La notice sur les « réfugiés du Numancia » l’alimente en décrivant une foule de passants avides de voir si les réfugiés « sont des géants ou des forçats »
Une autre gravure, exécutée d’après un croquis remis par le consul d’Espagne à Oran, donne à voir cette foule bigarrée qui se presse pour accueillir les cantonalistes. Face à elle, les insurgés du Numancia sont figurés en grappes dans des barques qui les amènent à quai, et semblent encore munis de quelques fusils. Le ciel menaçant fait écho aux émotions suscitées par la scène.
Retraçant la même attente, le chroniqueur du Monde illustré évoque la surprise des badauds lorsque les réfugiés débarquent enfin : « On est complétement désillusionné en présence d’individus ni tristes ni glorieux. Bien vêtus pour des gens qui ont subi un siège de six mois, leur attitude est calme. C’est une résignation tacite qui les fait ressembler à des philosophes. »
Cette vision romantique contraste avec le traitement des réfugiés cantonalistes par les autorités françaises, qui les acheminent très vite vers plusieurs forts militaires. Peu soucieuses de recevoir dans l’Oranais, région très fortement espagnolisée, tant de radicaux susceptibles de mobiliser leurs frères, elles profitent de la présence parmi eux d’anciens bagnards libérés par le canton pour ne leur concéder l’asile qu’au compte-goutte. Les réfugiés sont lentement classés selon deux catégories : les suspects de crimes de droit commun (anciens bagnards ou cantonalistes accusés de s’être livrés à des vols ou des déprédations) sont véritablement emprisonnés, tandis que les officiers et les « personnages politiques » peuvent sortir du fort et bénéficient bientôt d’une liberté sur parole. Membres de la junte révolutionnaire ou officiers de l’armée cantonale, ils constituent la strate la plus distinguée du canton et connaissent dans un premier temps un sort bien meilleur que le reste des réfugiés. Quelques mois plus tard cependant, ils sont transportés vers la province de Constantine sur demande du Consulat d’Espagne qui les accuse de tramer une nouvelle insurrection. Seuls quelques-uns obtiennent, comme ils le demandent, l’exil vers la Suisse.
Quant aux réfugiés anonymes, issus pour la plupart de milieux populaires, ils ne peuvent sortir des dépôts que lorsque des parents installés à Oran viennent les réclamer pour travailler. Après plusieurs mois de détention, les autorités françaises établissent une liste de 986 réfugiés à extrader vers l’Espagne au motif qu’ils seraient d’anciens bagnards ; 360 d’entre eux seront ensuite déportés par l’Espagne vers le bagne de Ceuta. Le refus de caractériser ces hommes comme des réfugiés politiques rappelle en partie le sort réservé aux exilés communards deux ans et demi plus tôt.
- Jeanne Moisand, Des Communes en Espagne. Révolutionnaires des deux mondes sous la Première République espagnole, Mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches en cours.