José Rodriguez Gil, Emigración Carlista, 1876
Dans le tableau réalisé par José Rodriguez Gil, le trait, à la fois naïf et réaliste, présente un intérieur assez dépouillé, dont le centre est occupé par cinq personnages : trois carlistes, une femme et un enfant. Il faut commencer par dire quelques mots de cette assemblée. Assez clairement, la scène qui nous est présentée ici n’est pas représentative du quotidien des carlistes exilés en France. Les uniformes des trois carlistes révèlent leur appartenance au corps des officiers, notamment en raison de leurs galons et de leurs médailles. Le plus vieux porte la boina blanche, le béret basque adopté par les carlistes, ce qui est un signe de fonctions de commandement assez élevées. Un autre élément intéressant réside dans la différence d’âge entre les trois hommes, qui laisse supposer qu’ils appartiennent à trois générations différentes, peut-être d’une même famille, où le grand-père, le père et le fils se seraient engagés ensemble, ce qui est conforme aux schémas généraux de l’engagement chez les carlistes.
Ce lien familial entre les trois hommes rendrait par ailleurs raison de la présence d’une femme, et surtout d’un enfant. En effet, Emmanuel Tronco a bien montré dans son ouvrage sur l’exil carliste que la présence des familles des exilés était chose exceptionnelle, et le signe d’une réelle aisance des exilés et d’un haut capital socio-culturel. Pour la masse des réfugiés de la troupe, il ne pouvait être question de faire venir leur famille ; au contraire, il s’agissait de rentrer au plus vite au pays où attendaient les travaux des champs ou de l’atelier. Si Tronco relève bien la présence de femmes, celle d’enfants est encore plus anecdotique. Dans le cas du tableau, le fait que l’enfant porte lui aussi une boina exclut de façon presque certaine l’hypothèse d’une logeuse qui aurait loué des chambres aux trois officiers. L’hypothèse de la famille ferait de cet enfant le frère du plus jeune des officiers et de la femme leur mère et la femme de l’officier à la boinarouge.
Les activités réalisées par les uns et les autres présentent un intérêt limité : le plus vieil officier épluche des pommes de terre, celui à la boinarouge répare le talon d’une de ses chaussures, le plus jeune a entre les mains des papiers, peut-être un journal ou un livre ; la femme apporte à table une bouteille de vin, tandis que l’enfant s’occupe de ranimer le feu. Le mobilier n’appelle pas non plus beaucoup de commentaires, si ce n’est la présence d’une guitare, peut-être discret rappel de l’origine espagnole des exilés. On est donc face à une scène d’intérieur d’une grande banalité, dont le contenu n’a rien de politique et qui présente seulement le quotidien d’une famille carliste plutôt aisée, exilée à Orléans. Le peintre semble avoir eu une ambition purement documentaire, comme le révèle aussi le titre de l’œuvre. En cela, cette œuvre permet de rappeler que, pour un petit nombre de carlistes, l’exil n’a pas signifié seulement un déracinement et des conditions de vie difficiles, mais aussi la possibilité de recréer un quotidien « normal », grâce notamment à la venue du reste de la cellule familiale. Que les trois hommes aient conservé leurs uniformes, et qu’un béret basque ait été donné à l’enfant, rappelle aussi que l’exil ne signifie pas forcément la dépolitisation et le renoncement au combat.
- Sophie Firmino, « Les réfugiés carlistes en France, les exemples de la Haute-Garonne et de l’Indre (1833-1843) », dans Jordi Canal, Anne Charlonet Phryné Pigenet (dir), Les exils catalans en France, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 65-78.
- Emmanuel Tronco, Les Carlistes espagnols dans l’Ouest de la France, 1833-1883, Rennes, PUR, 2010.