Le vocabulaire de l'exil

Espagne

Emigración / Emigrado

Extrait (affiché dans les listes) : Le rapprochement du terme emigración et du participe passé substantivé emigrado, qui désigne celui qui émigre, permet de mettre en lumière les évolutions contrastées des usages de ces deux termes dans le monde hispanique du XIXe siècle. Dans la galaxie des mots désignant le départ hors de son pays, ce couple est loin d’être le plus usité à l’époque. Une rapide recherche comparative, à partir de l’application lexicographique Ngram  Viewers de Google Books, confirme un constat effectué de longue date : c’est le couple destierro/desterrado qui est privilégié tout au long du siècle. Genre / pluriel : féminin – pluriel : emigraciones (peu usité) ; masculin – pluriel : emigrados (le féminin est quasi-inexistant s’agissant du substantif). Étymologie : Le substantif emigración vient directement du latin emigratio ; emigrado est le substantif construit sur le participe passé du verbe emigrar, lui-même dérivé du latin emigrare. Emigrado est formé du préfixe e(x)-, qui marque l’extérieur, du radical « migrar » qui désigne le déplacement et du suffixe -ado, qui est la marque du participe passé. Emigración désigne l’action et l’effet (par le suffixe -ción) du verbe emigrar. Date de la première notice de dictionnaire/encyclopédie : Emigración est déjà attesté dans le Diccionario de Autoridades de 1732. Substantif féminin : départ d’un lieu pour un autre ou d’un endroit pour un autre. C’est un mot purement latin, et qui n’est pas usité. Emigrado apparaît dans le Dicciona riousual de la Real Academia Española de 1817. Adjectif : Celui qui émigre. Également utilisé comme substantif. (D’après une recherche sur le site de la Real Academia Española) Termes associés à l’époque : destierro/desterrado, exilio/exiliado, proscripción/proscrito. Ressource(s) bibliographique(s) : Juan Francisco Fuentes, « Emigración » in Javier Fernández Sebastián y Juan Francisco Fuentes (coord.), Diccionario político y social del siglo XIX español, Madrid, Alianza, 2002, p. 268-271. Juan Francisco Fuentes, « Imagen del exilio y del exiliado en la España del siglo XIX », Ayer, 47, 2002, 35-57. Auteur(s) de la notice : Alexandre Dupont (Université de Strasbourg)

Le rapprochement du terme emigración et du participe passé substantivé emigrado, qui désigne celui qui émigre, permet de mettre en lumière les évolutions contrastées des usages de ces deux termes dans le monde hispanique du XIXe siècle. Dans la galaxie des mots désignant le départ hors de son pays, ce couple est loin d’être le plus usité à l’époque. Une rapide recherche comparative, à partir de l’application lexicographique NgramViewers de Google Books, confirme un constat effectué de longue date : c’est le couple destierro/desterrado qui est privilégié tout au long du siècle.

Toutefois, on le voit, alors que le mot emigrado est plus usité que emigración pendant la majeure partie du siècle, la situation change au début des années 1880, ceci en raison de la différence d’usage entre ces deux mots. Dès 1780, emigración n’est plus considéré comme inusité par la Real Academia et en 1817, la définition change considérablement : « l’abandon par une famille, un peuple ou une nation de son pays, pour s’établir dans un autre ». Au même moment, emigrado acquiert une valeur substantive. Dans le dictionnaire de la Real Academia de 1884, alors que emigración est à nouveau définie comme « l’action et l’effet d’émigrer », emigrado prend un sens beaucoup plus précis : « celui qui réside hors de sa patrie, obligé à cela par des circonstances politiques ».

D’un côté, emigrado désigne donc dès son apparition celui qui doit quitter son pays pour des raisons politiques, avec cette nuance importante que l’emigrado fuit préventivement la répression, contrairement au desterrado, qui subit une peine d’éloignement. La naissance du mot et de son idée est fortement liée aux effets de la Révolution française, avant que les multiples vagues de migrations politiques contraintes qui touchent le monde hispanique au XIXe siècle n’assurent son succès. Le terme est assez souvent utilisé, en parallèle de refugiado, et fait l’objet de multiples représentations au cours du siècle. L’une des plus célèbres est celle proposée par Eugenio de Ochoa (1815-1872) dans Los españoles pintados por sí mismos, en 1851, qui campe, sur un ton quelque peu sarcastique, l’émigré en homme politique construisant sa carrière, tout en distinguant, à raison, l’émigré pauvre et l’émigré riche. Il souligne ainsi la dimension de classe qui préside à l’expérience de l’émigration.

De l’autre, emigración a un sens plus large. Au début de son article « Emigraciones, emigrados » paru dans la Revista enciclopédica en 1843, Sebastián de Miñano (1779-1845)explique ainsi son intention de n’analyser que les émigrations politiques, qu’il assimile à des proscriptions imposées par le peuple ignorant avant même que n’intervienne la répression étatique, mais qui sont aussi des réservoirs d’expériences et de connaissances nouvelles pour les émigrés. Il indique toutefois qu’émigration peut aussi avoir le sens de déplacement de masse de populations, souvent pour des raisons économiques, en convoquant l’exemple des grandes migrations de la fin de l’Antiquité. Il insiste néanmoins sur le sens politique que revêt le terme d’emigración au XIXe siècle. Dans les usages du temps, néanmoins, l’emigración économique est bien présente, et pas seulement comme catégorie historique. Dès la fin du XVIIIe siècle, l’on commence ainsi à se préoccuper de l’émigration des Galiciens et des Asturiens, avant que l’émigration massive des Basques vers le continent américain à partir des années 1840 ne devienne une obsession pour les gouvernements espagnols – et français –jusqu’à la fin du siècle. L’explosion numérique du nombre d’émigrés qui partent d’Espagne pour des raisons économiques date des années 1880, et est bien visible dans l’essor de l’usage d’emigración pour désigner ce phénomène de masse, au moment où l’InstitutoGeográfico y Estadístico commence à tenir des registres de l’émigration et de l’immigration en Espagne (1882), en comparaison de la figure individuelle de l’emigrado pour raisons politiques.