Trois questions à Fabrice Bensimon : Calais, lieu de passage et d’installation des migrants au XIXe siècle

Trois questions à Fabrice Bensimon : Calais, lieu de passage et d’installation des migrants au XIXe siècle

Spécialiste de l’histoire de la Grande-Bretagne et de son Empire colonial, Fabrice Bensimon est professeur en civilisation britannique à l’Université Paris-Sorbonne et research fellow à University College London. Auteur de plusieurs ouvrages sur les influences communes entre la France et la Grande-Bretagne au XIXe siècle, il s’intéresse notamment à l’histoire des migrations et de l’exil politique en France et en Angleterre. Pour le programme AsileuropeXIX dont il est membre, ses travaux permettent d’appréhender sur la longue durée l’évolution des mobilités franco-britanniques et des dispositifs de contrôle et d’accueil mis en place par les États et les sociétés civiles. Son récent article, intitulé « Calais : 1816-2016 », rappelle combien la ville de Calais cultive depuis plus de deux siècles une double fonction de lieu de passage/lieu d’installation des migrants, des exilés et des réfugiés, entre les deux rives de la Manche.

1/ L’intérêt des médias porté au récent démantèlement de la « jungle » de Calais a focalisé l’attention sur la « crise des réfugiés » en Europe et la position de cette ville comme lieu de transit principal des migrants souhaitant rejoindre l’Angleterre. Au XIXe siècle, l’Angleterre constituait déjà une terre de refuge pour les exilés politiques du reste de l’Europe. Pourquoi l’Angleterre attirait-elle déjà à cette époque ?

Entre 1823 et 1905, la Grande-Bretagne n’expulse pas d’étrangers, pour autant qu’on le sache. Cela tient à plusieurs facteurs. Après les guerres napoléoniennes, le pays est libéral et se définit comme tel par rapport aux régimes du continent, accusés de ne pas respecter les libertés élémentaires. La liberté de pétition, de la presse, de réunion, d’association sont progressivement reconnus. Dans une opinion publique en construction, marquée par le radicalisme politique et par le chartisme, l’accueil aux victimes des despotismes continentaux est bien vue, comme le montrent plusieurs épisodes significatifs. En outre, à la différence d’autres États qui accueillent des réfugiés, le Royaume-Uni est une des grandes puissances européennes, ce qui lui permet de résister plus aisément aux pressions de régimes étrangers réclamant l’expulsion de leurs opposants.

Ce rôle est particulièrement manifeste après les révolutions de 1848-1849 : la Grande-Bretagne accueille peut-être 10 000 réfugiés de France, d’Italie, d’Allemagne, de Hongrie, de Russie… Au cours des années 1850, à plusieurs reprises, la France en particulier revendique des mesures contre ceux qui, à Londres, dénoncent le régime impérial voire préparent un attentat contre Napoléon III. Mais aucune expulsion n’a lieu, en particulier parce que les radicaux parviennent à mobiliser l’opinion contre toute mesure visant les exilés, a fortiori sous la pression d’un despotisme étranger honni.

2/ Quels sont les facteurs historiques qui expliquent que Calais ait été privilégiée par les migrants plutôt que d’autres villes, comme Boulogne-sur-Mer par exemple ?

Enrichie par le commerce colonial et par l’industrialisation précoce du pays, une partie de la middle class, des rentiers, des classes aisées britanniques vont vivre sur le continent, en Italie par exemple, mais aussi dans des villes comme Paris, Cannes, Pau, Dieppe ou Boulogne-sur-Mer. À la fin du siècle, Nice et Chamonix accueilleront également toute une population de touristes et de résidents venus d’outre-Manche. Dans les années 1840, Boulogne-sur-Mer compte dans sa population plus de 3 000 Britanniques. Il s’agit pour partie d’endettés, qui ont quitté la Grande-Bretagne pour échapper à un procès ou à la prison, mais aussi, plus généralement, de familles plus ou moins fortunées qui trouvent là un niveau de vie supérieur à celui qu’elles auraient outre-Manche. Par exemple, en 1833, lors de l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques, les propriétaires d’esclaves sont indemnisés par l’État : la moitié des quelque 70 propriétaires britanniques qui vivent en France résident à Boulogne.

C’est pourtant à Calais, située à 30 km, que s’installent à partir de 1816 des dentelliers originaires de la région de Nottingham. En s’établissant en France, ils visent à contourner les droits de douane élevés qui pèsent à l’entrée du marché français. Le choix de Calais plutôt que Boulogne est peut-être initialement fortuit. Mais, par la suite Calais et surtout son faubourg, Saint-Pierre-lès-Calais, se spécialisent dans la dentelle et attirent des centaines de dentelliers britanniques, des milliers en comptant leurs familles.

3/ Calais n’a pas toujours été une ville de passage des migrations depuis la France vers l’Angleterre mais a aussi constitué un bassin d’immigration des ouvriers et entrepreneurs du textile britanniques au XIXe siècle. Le poids des immigrants dans la croissance économique des zones d’accueil est rarement mis en avant aujourd’hui. Quelle a été la place de cette immigration britannique dans le développement de l’industrie textile calaisienne au XIXe siècle ?

Quand ils viennent à Calais, les artisans des Midlands britanniques sont forts de l’avance technique prise pendant les guerres napoléoniennes par la dentelle britannique qui, la première, s’est mécanisée. Il s’agit pour partie de petits entrepreneurs, qui possèdent une, deux, trois, voire dix machines, alors actionnées par l’homme dans des ateliers ou dans les logements : entre 1815 et 1860, 270 dentelliers britanniques créent 230 entreprises à Calais. Il s’agit aussi d’ouvriers, qui vont et viennent entre le Nottinghamshire et la France, le Calaisis en particulier, au gré des cycles économiques. En 1848, la gravité de la crise commerciale et industrielle, ainsi que la xénophobie qui s’exprime à l’encontre des étrangers, en conduisent plus de 600 à émigrer en Australie.

Progressivement, des Français investissent le secteur, et la part des Britanniques diminue après 1860, tandis que ceux qui restent s’intègrent. Mais ils continuent de jouer un rôle, en particulier par la fabrication à Nottingham des machines les plus performantes, jusqu’aux années 1950.

Cette histoire rappelle aussi qu’alors, le Royaume-Uni n’est pas tant une destination qu’un grand pays d’émigration, le plus important en Europe pendant l’essentiel du XIXe siècle, à la différence de la France.

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