L’historien belge Torsten Feys nous parle de l’histoire des étrangers en Belgique au XIXe siècle (projet IMMIBEL)

Spécialiste des migrations transatlantiques au XIXe siècle, l’historien Torsten Feys (Université de Gand, Belgique) s’intéresse aux aspects commerciaux et techniques qui sous-tendent les mobilités. Soutenue en 2008, sa thèse de doctorat mettait en évidence l’impact du développement de la navigation à vapeur sur les migrations entre l’Europe et les États-Unis de 1840 à 1914. Torsten Feys présente aujourd’hui pour le carnet de recherches d’AsileuropeXIX le programme international de recherches IMMIBEL –Outcast or Embraced ? Clusters of Foreign Immigrants in Belgium, c. 1840-1890– (http://www.immibel.arch.be/) dont il fait partie. Celui-ci étudie l’histoire des étrangers en Belgique au XIXe siècle, et s’intéresse plus particulièrement aux politiques et aux outils du contrôle migratoire.

IMMIBEL est un programme de recherche international et pluridisciplinaire porté par plusieurs institutions et universités belges et néerlandaises. Il a pour ambition d’appréhender le phénomène migratoire dans sa globalité, d’étudier les différents aspects de l’histoire des étrangers et la place qu’ils occupent au sein de la société belge au XIXe siècle. Quelles sont les grandes lignes de ce vaste projet ?

Le projet IMMIBEL est une collaboration entre les Archives d’État de Belgique, la Vriej Universiteit Brussel (VUB), l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et l’Université d’Anvers (UA). Le projet étudie l’ampleur, la chronologie et la nature de l’immigration pendant le long XIXe siècle en Belgique et analyse les dimensions politiques, économiques, sociales et culturelles des interactions d’étrangers dans le pays. Cette période exceptionnelle est caractérisée par une mobilité et une intégration économique croissante, mais aussi par l’apparition de l’État-nation « moderne », où s’opère une distinction de plus en plus marquée entre « étranger » et « national ». Quatre chercheurs travaillent à temps plein sur le projet en centrant leur regard sur des groupes d’étrangers et migrants qui ont été négligés dans les études historiques sur les migrations en Belgique : les marins (doctorat de Kristof Loockx à l’UA), les ingénieurs (travail de Natalia da Silva Pereira à l’ULB), les étrangers expulsés (mon projet post-doctoral sous la direction d’Anne Winter). Ma recherche s’intéresse en effet aux moyens développés par l’État belge pour contrôler les étrangers sur son territoire et se « débarrasser » des indésirables. Je me focalise en particulier sur les pratiques d’expulsion, l’efficacité de cette procédure et son influence sur les trajectoires des migrants des expulsés. Il s’agit plus largement de comprendre l’impact de ces pratiques  sur la politique migratoire belge et leur impact socio-économique.

En mettant l’accent sur les confrontations socioculturelles et les interactions de ces groupes de migrants avec les différentes classes de la société belge, le projet IMMIBEL vise à identifier et à évaluer l’impact social, culturel, politique et économique des rencontres émanant de ces diverses mobilités. Les sources très riches conservées notamment aux Archives Générales du Royaume de Belgique (Bruxelles) permettent d’analyser les conditions structurelles, l’ampleur et la nature des flux migratoires agrégés (échelle macro). Aussi la règlementation, les réseaux, les flux d’informations et de communications qui canalisent les migrants selon certains schémas (échelle méso) sont mis en évidence, tout comme les caractéristiques individuelles et familiales (échelle micro). Chaque niveau d’analyse est soumis à des méthodes de recherche différentes allant des statistiques quantitatives agrégées à l’analyse qualitative des biographies individuelles.

Le programme AsileuropeXIX centre son regard sur les migrations politiques en accordant une attention particulière aux dispositifs d’accueil des réfugiés et aux outils de contrôle migratoire qui leur étaient destinés dans l’Europe des années 1815-1870. Quelle place occupe dans le projet IMMIBEL l’étude des réfugiés étrangers accueillis en Belgique ? Comment retrouve-t-on leur trace dans les très nombreux dossiers individuels élaborés par l’Administration de la sûreté publique belge à partir de 1839 ?

Les réfugiés politiques sont moins présents dans la recherche vu qu’ils ne représentaient qu’un faible pourcentage des immigrants en général, et encore moins dans les catégories socio-professionnelles sur lesquelles IMMIBEL focalise sa recherche. Parmi les ingénieurs, on retrouvera peut-être quelques cas, ce qui est moins probable pour les marins. Ce groupe pourrait être plus important parmi les expulsés, mais cette recherche se focalise davantage sur ceux qui se font expulser pour raisons économiques, qui concernent plus de 80% des cas (majoritairement pour mendicité et vagabondage), et les criminels qui comptent pour près de 10% des cas. Ces catégories ont été négligées par la recherche tandis que plusieurs études sur les refugies politiques, celles d’Idesbald Goddeeris et de Frank Casestecker, ont déjà déblayé le terrain. Il reste toutefois quelques lacunes, par exemple sur les exilés français de la Commune de 1871, relativement nombreux à rejoindre la Belgique après l’insurrection.

Chaque étranger ayant l’intention de séjourner plus de deux semaines en Belgique devait en théorie remplir un bulletin d’information avec des informations biographiques, des éléments éclairant sa mobilité et sa conduite. Une copie de ce bulletin était alors envoyée à l’Administration de la Sûreté Publique à Bruxelles qui centralisait toutes ces informations dans un dossier individuel. Chaque fois que cet étranger déménageait, recevait un procès-verbal ou faisait l’objet de poursuites, un nouveau bulletin était compilé. Parfois, les dossiers sont volumineux. Ils contiennent aussi des papiers d’identité (passeports, livrets ouvriers, etc.), des correspondances avec des huissiers, avec la gendarmerie ou les directeurs de prison, des rapports de police,  des articles de presse, des photos,  des lettres. En pratique, un nombre d’étrangers difficile à établir échappe au radar de la Sûreté Publique et reste sans dossier. De nombreux dossiers sont également incomplets, omettant des changements d’adresse, des poursuites, etc. Néanmoins, environ 500 000 dossiers ont été ouverts entre 1839 et 1890, ce qui souligne la rigueur avec laquelle les étrangers étaient surveillés par l’administration belge. Un peu plus de 100 000 dossiers ont été conservés par les archives, dont beaucoup concernent, les dossiers des réfugiés politiques, comme ceux de Karl Marx et de Victor Hugo mais aussi d’exilés moins connus. Les dossiers de ces cas singuliers sont mieux conservés et plus épais pour toute la période. Ils constituent donc une source d’une grande richesse pour étudier l’accueil des réfugiés !

La procédure d’expulsion telle qu’elle était appliquée dans la France du XIXe siècle est relativement peu connue. C’est d’ailleurs l’un des axes de recherche d’AsileuropeXIX. Comment la procédure d’expulsion se déroule-t-elle en Belgique au XIXe siècle et dans quelle mesure concerne-t-elle des réfugiés politiques ?

L’historien Nicolas Coupain a déjà présenté les spécificités belges de la procédure d’expulsion, les motifs des expulsions et certains éléments statistiques en se basant sur les dossiers généraux de la Sûreté Publique (voir son article « L’expulsion des étrangers en Belgique (1830-1914) », Revue belge d’histoire contemporaine, 2003, 1-2, pp.5-48). Ces derniers regroupent les textes généraux et les circulaires d’application, permettant de cerner les grandes lignes de la politique d’expulsion et ses particularismes locaux. Sur les pratiques en soi, il reste beaucoup à faire, et c’est l’un des objets du projet IMMIBEL. Ainsi, la combinaison de ces sources avec les dossiers individuels permet de voir comment la Sûreté Publique développe un système administratif pour mieux surveiller les étrangers qui se trouve sur le sol Belge et écumer les étrangers indésirables.

L’expulsion était surtout utilisée pour éloigner les étrangers sans ressources. Lorsqu’un étranger obtenait l’autorisation de résidence, il ne pouvait pas, en théorie, être expulsé. La pratique démontre cependant que les conditions pour obtenir la résidence sont relativement floues. Certains étrangers, bien que résidant depuis des années, voire depuis des décennies, pouvaient facilement perdre leur statut s’ils étaient condamnés pour vagabondage. L’expulsion était un moyen facile pour fuir la responsabilité financière envers les immigrants et repousser le problème aux États voisins. C’est aussi le cas pour une partie des criminels, à l’exception de ceux qui étaient extradés. Plus de 85% des étrangers étaient originaires des pays limitrophes. La majorité d’entre eux étaient des hommes entre 20 et 40 ans, exerçant une profession itinérante. Mais l’on trouve aussi beaucoup de femmes, des individus de tous âges, classes sociales et professions.

Les réfugiés sont peu concernés par l’expulsion. Nicolas Coupain démontre que seulement 0,36% des expulsés étaient des réfugies. Néanmoins, il précise que ce pourcentage est sous-évalué. En effet, la procédure d’expulsion pour les réfugiés était plus longue, par arrêté royal, que pour celle engagée pour des raisons économiques ou criminelles, qui s’opérait majoritairement par voie administrative. Pour faciliter l’expulsion de réfugiés, la Sûreté Publique avait parfois recours à la voie administrative, plus simple. Ce bureau, dépendant du ministère de la Justice, possédait un pouvoir discrétionnaire en la matière. Les lois belges octroyaient aux expulsés le droit de choisir la frontière de sortie. Ce droit fut cependant révoqué en 1886 sous la pression des États voisins qui ne souhaitaient pas accueillir des condamnés libérés. La pratique démontre que l’administration belge continue toutefois dans bon nombre de cas de laisser le choix de leur destination aux expulsés jusqu’à la Première Guerre mondiale.

À l’instar du programme ANR AsileuropeXIX, le projet belge IMMIBEL souhaite mettre à disposition des chercheurs et du grand public des outils numériques. Parmi ceux-ci, se trouve le projet d’une base de données sur l’expulsion des étrangers depuis la Belgique au XIXe siècle. Pouvez-vous nous en parler ?

Nous élaborons une grande data-base de toutes les fiches des dossiers individuels (154 000) qui ont été établies pour référencer le classement des dossiers individuels. Ils contiennent des données élémentaires: nom, prénom, date et lieu de naissance, numéro de dossier. Ils incluent parfois la profession, l’identité de l’époux/se, des enfants, la nationalité, la mention d’une expulsion, d’une poursuite, etc. Cette base de données devrait être terminée d’ici septembre 2017 et accessible en ligne au grand public via notre site Internet.

Pour les expulsés, une base de donnes extensive de 500 expulsés est en cours de construction à partir d’une étude approfondie des dossiers individuels. Pour la période courant de 1830 à 1930, 345 000 expulsions ont été enregistrées. La pratique se développe surtout après 1880. Il y a une croissance notable des expulsions qui fluctuent selon le contexte économique et le climat politique. Les taux sont comparables aux chiffres actuels, environ 5 000 étrangers ont été expulsés en 2015. La pratique était donc courante à l’époque, mais elle résultait aussi de l’inefficacité de la mesure d’expulsion puisque nombre d’expulsés revenait sur le territoire belge. Fréquemment, une même personne étaient expulsée plusieurs fois, parfois même des dizaines de fois.

En plus des 13 000 décrets royaux nominatifs d’expulsion conservés dans des registres annuels nous travaillons sur les rapports parlementaires et les débats parlementaires relativement nombreux sur le sujet.Quelques grandes villes ont aussi de riches fonds sur l’expulsion comme en témoignent les travaux d’Ellen Debackere et d’Alexander Coppens sur la réception et l’expulsion des migrants à Anvers et Bruxelles. Enfin, les archives des communes frontalières et des réseaux de  chemin de fer internationaux par lesquels la plupart des expulsés étaient renvoyés seraient éclairantes, mais demeurent difficiles à identifier et à localiser.

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