La Grande-Bretagne et ses réfugiés au XIXe siècle, interview de l’historienne américaine Caroline E. Shaw

Caroline E. Shaw est associate professor en histoire européenne à Bates College, dans le Maine. Elle est l’auteure de Britannia’s Embrace. Modern Humanitarianism and the Imperial Origins of Refugee Relief (Oxford University Press, 2015), un ouvrage tiré de la thèse qu’elle a réalisée à l’université de Californie, à Berkeley.

 

Comment le modèle britannique de refuge a-t-il été défini, ou redéfini, au XIXe siècle ?

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le mot même « refugee » en anglais renvoyait aux Huguenots, ces protestants français qui ont fui les persécutions catholiques pour s’abriter dans un État au protestantisme véhément. Le modèle britannique de refuge fut, sur ce plan, confessionnel, lié à la raison d’être de l’État anglican à l’époque moderne. J’ai observé qu’au début du XIXe siècle, les choses avaient changé. Le refuge faisait toujours partie de l’identité nationale, mais celle-ci relevait de plus en plus de l’idéologie libérale plutôt que de la religion ou de la sécurité de l’État. Comme je le défends dans mon livre, ce changement commença dans les années 1790, en réponse à l’arrivée d’émigrés catholiques français, et se poursuivit dans la foulée des guerres napoléoniennes. Avec la Révolution française, de nouveaux alliés arrivaient, en particulier des catholiques qui cherchaient à échapper à l’Assemblée nationale puis au Comité de salut public de Robespierre. Conçu comme un devoir national, le soutien aux prêtres et aux catholiques français laïcs s’étendait des couches supérieures de la société à toutes les paroisses des îles Britanniques. La Révolution française détruisit un modèle confessionnel de refuge pour créer un nouveau clivage social et idéologique, plus menaçant. La période qui suivit les guerres napoléoniennes cimenta cette notion nouvelle selon laquelle les Britanniques trouveraient chez les réfugiés des camarades sur le plan idéologique, dans une lutte bien plus vaste contre les régimes despotiques étrangers. Le secours aux réfugiés avait donc toujours été lié à l’identité nationale britannique, mais celle-ci faisait désormais de la Grande-Bretagne un champion du libéralisme plutôt qu’une forteresse protestante. Le secours aux réfugiés avait longtemps été fondé sur l’idée que le refuge lui-même était un moindre mal par rapport à la fin de la persécution elle-même. Cependant, c’était cette aspiration qui attirait des militants de l’ensemble du spectre social et politique vers la cause des réfugiés. À une époque de révolutions sur le continent européen et d’esclavage aux Amériques, la Grande-Bretagne a façonné un formulaire pour le secours aux réfugiés, dont une grande part demeure intacte jusqu’à aujourd’hui.

Comment ce modèle fut-il remis en cause à la fin du XIXe siècle ?

Alors que le refuge en Grande-Bretagne s’étendait pendant la Révolution française et les décennies qui suivirent, il dépendait de deux facteurs, liés l’un à l’autre. Sur le plan idéologique, il était inspiré par une éthique libérale qui progressait, comme je l’ai dit. Sur les plans pratique et matériel, il dépendait des ressources de la puissance impériale. Les Britanniques pouvaient être si généreux dans leur accueil de réfugiés étrangers parce qu’ils avaient les moyens d’installer des dizaines de milliers d’entre eux dans les avant-postes de leur empire et ailleurs, sous la domination britannique.

Cependant, à la fin du XIXe siècle, en Grande-Bretagne, le droit au refuge fut soumis à des tensions sur ces deux plans. Par rapport à ceux de la génération précédente, les personnes et les groupes qui y demandaient asile correspondaient de moins en moins à l’idéal libéral. Sur le plan idéologique, les anarchistes du continent étaient plus étrangers aux normes britanniques que ne l’étaient les révolutionnaires libéraux exemplaires de la génération précédente. Leur violence semblait s’attaquer à la structure de la société et du gouvernement libéraux. Dans une période d’anxiété économique accrue, la peur de ceux qui étaient susceptibles d’accueillir les réfugiés était soit que ces populations plus récentes ne pourraient ou ne voudraient travailler, ou bien, de façon paradoxale, qu’elles travailleraient trop dur, sapant ainsi les perspectives économiques de la population autochtone. Alors que les Britanniques comptaient depuis longtemps sur les transmigrations pour l’installation plus durable de réfugiés, les craintes locales quant à l’impact de nouvelles migrations rendirent moins viables les lieux habituels pour ces projets. Soit les responsables et les militants britanniques devaient trouver dans leurs territoires de nouveaux havres, soit ils devaient absorber plus de réfugiés chez eux. Bien sûr, ces changements étaient tout à la fois idéologiques, psychologiques et géopolitiques. Dans les années 1870, les figures emblématiques du réfugié, les héroïques Kossuth et Garibaldi, laissèrent la place à celle soit du desperado violent, soit de la victime incapable.

Le nombre d’arrivants était, en fait, gérable selon les études de l’immigration en Grande-Bretagne ; et les demandes d’asile étaient transmises aux officiers de marine navigateurs et aux fonctionnaires en poste à l’étranger. Cependant, les angoisses relatives aux réfugiés dans le pays même et dans les territoires sous domination britannique pesaient et eurent pour conséquence des changements significatifs de politique. D’un côté, ces changements étaient une forme de triomphe humanitaire. Depuis presque un siècle, le réfugié était une figure emblématique dans la vie politique britannique, mais il n’était jamais mentionné dans la loi. Entre 1870 et 1905, cependant, le refuge accordé aux persécutés fut codifié dans la législation, avec des protections dépassant largement celles accordées aujourd’hui aux réfugiés par l’Union européenne ou par les conventions internationales. D’un autre côté, les responsables et les militants commencèrent à redéfinir ce qu’était un réfugié « de bonne foi », restreignant de façon considérable cette catégorie. En 1876, par exemple, un ensemble de recommandations à l’Amirauté limita l’asile à ceux des esclaves fugitifs dont la vie était en danger immédiat. Le même langage serait utilisé dans la loi sur les étrangers (Aliens Act) de 1905, qui limitait l’immigration d’étrangers pauvres – autrement dit, de Juifs d’Europe de l’Est –, tout en préservant le droit d’asile pour ceux dont la vie était menacée en raison d’une persécution politique ou religieuse. Alors que ces changements reflétaient la crainte largement imaginaire de migrations de masse insupportables, des décisions de justice limitaient aussi l’accès à l’asile de personnes poursuivies pour des raisons politiques. Les réfugiés politiques « véritables » seraient seulement ceux qui combattaient « au vu et au su de tous », par une rébellion armée organisée et ouverte ; autrement dit, ce n’étaient pas des anarchistes lanceurs de dynamite, ces prototypes du terroriste moderne.

Votre terrain principal, c’est la Grande-Bretagne et son empire. Quel sens spécifique le fait d’être une puissance impériale pouvait-il donner à la notion de « refuge » dans le cas britannique ?

En un sens, j’ai déjà répondu à ces questions. Cependant, cela mérite d’y revenir, pour évoquer une absence dans les archives. Au cours de ma recherche, j’ai passé l’essentiel des trois années à trouver et à lire des sources sur les groupes que les Britanniques appelaient « réfugiés » au cours de la période 1685-1914, mon propos étant de comprendre l’évolution d’une catégorie pour une nation qui se prévalait de l’accueil de réfugiés. Cependant, ce qu’on trouve rarement dans ces archives, ce sont des références aux nombreux réfugiés venus de l’Empire britannique. Bien sûr, être un « réfugié » implique de fuir une domination injuste, et rares étaient ceux qui admettaient que ce fût le cas dans le contexte britannique, en particulier parmi les militants ou les réfugiés étrangers, qui devaient faire valoir leur cause auprès d’un large public. Si on lit des documents sur la famine en Inde dans les années 1870, par exemple, les seuls « réfugiés » sont des individus des États princiers. Pendant l’essentiel du XIXe siècle, les nationalistes irlandais, qui entretenaient des relations fraternelles avec les révolutionnaires réfugiés du continent, n’étaient pas non plus appelés « réfugiés ».

Cela change, cependant, à un moment clé dans la puissance britannique qui indique tout à la fois l’expansionnisme de l’éthique libérale impériale et ses vulnérabilités. C’est la loi sur l’extradition de 1870 (Extradition Act) qui fournit une protection à ceux qui sont poursuivis pour des raisons politiques. Cette loi est un certain triomphe libéral pour deux raisons. D’abord, elle fait entrer le statut de réfugié dans la loi pour la première fois. Ensuite, elle est adoptée bien que les Britanniques savaient qu’ils mettaient peut-être fin à leurs seuls espoirs de reprendre des nationalistes irlandais violents qui avaient fui vers la France et les États-Unis. Dans ce cas, alors, les sensibilités libérales l’emportaient sur les besoins impériaux.

Comment votre travail aide-t-il à comprendre les attitudes contemporaines vis-à-vis des réfugiés en Grande-Bretagne ?

Le nombre de demandeurs d’asile en Grande-Bretagne s’est accru de façon spectaculaire depuis la Grande Guerre, et le nombre de personnes déplacées n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui. Pourtant, nous voyons des traits importants des attitudes contemporaines dans l’asile britannique du XIXe. D’abord, les incertitudes sur les étrangers persécutés – la quête pour identifier des réfugiés « de bonne foi » – demeurent centrales, essentielles dans les délibérations actuelles, dont la plupart ont lieu dans des centres de détention et des camps de réfugiés à travers le monde. Le droit au refuge est, comme toujours, lié aux récits que nous faisons sur les réfugiés, aux jugements de valeur que nous portons sur eux, et à la mesure dans laquelle nous voyons dans leur histoire un malheur humain universel. À la fin du XIXe siècle, c’était une histoire qui était trop souvent oubliée quand les angoisses populaires l’emportaient. Cela dit, je ne veux pas terminer sur une note aussi négative. Le récit britannique du refuge au XIXe siècle garde un pouvoir certain aujourd’hui. Les militants britanniques du XIXe siècle opposaient leur volonté d’accueil au despotisme des gouvernements étrangers : les Britanniques pouvaient assurer la responsabilité morale des étrangers persécutés là où les autres ne le pouvaient pas ou ne le faisaient pas. À l’époque de la présidence de Donald Trump, le moment semble venu pour la Grande-Bretagne et pour l’Europe d’assumer de nouveau cette tâche.

Propos recueillis et traduits de l’anglais (États-Unis) par Fabrice Bensimon

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