Un éclairage de l’historienne Janine Ponty sur les catégories de « réfugiés » et « exilés »

Extrait de Ponty, Janine, « Réfugiés, exilés, des catégories problématiques », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1994, 44/1, p.9-13.

Les incertitudes conceptuelles du XIXe siècle

« II est licite d’aborder la question par un retour en arrière. Non seulement pour déceler le poids du passé, mais pour juger de l’usage de termes dont le sens a varié depuis. Pensons à ces « salles d’asile » ancêtres de nos classes maternelles, qui accueillaient les enfants pauvres entre deux et six ans. Sur les murs de quelques écoles de la Ville de Paris, gravé dans la pierre, nous pouvons encore lire aujourd’hui « Asile », à côté de « Filles » et de « Garçons ».

Les grands dictionnaires de la langue française donnent l’impression du problème résolu. Ils ont la vertu de clarifier, de lisser et de dissimuler sous le non-dit les éventuelles divergences d’appréciation ou les imprécisions. Mais ils font le point à une date donnée. Que dit Bescherelle en son édition de 1846 ? Selon lui, le terme d’« exil » s’appliquerait plus particulièrement au pays de départ, celui de « refuge » au lieu d’arrivée, puisque l’exilé est « celui, celle qui s’expatrie ou qu’on chasse de sa patrie », tandis que le réfugié « s’est retiré en quelque lieu pour être en sûreté ». À part cette nuance qui évoque le binôme « émigré- immigré » et, comme dans ce cas d’ailleurs, il s’agit des mêmes individus. En effet, les arguments se répondent d’une définition à l’autre : manque de sûreté à l’origine, recherche de protection chez autrui. Comme nous sommes au XIXe siècle, c’est une « patrie » qu’on a quittée, une « patrie » qui vous manque. Et de citer Béranger :

« D’une terre chérie

C’est un fils désolé ;

Rendons une patrie

Au pauvre exilé ».

Vu sous cet angle, le « réfugié polonais » pris en exemple par Bescherelle qui se situe du point de vue français, serait un « exilé polonais » aux yeux de ses compatriotes restés à Varsovie. Et les nobles « Émigrés » de la Révolution française furent plutôt des exilés français qui trouvèrent refuge à Coblence.

De deux choses l’une. Ou le sens a changé en cinquante ans ou le terme d’« émigré » possède alors une connotation si positive qu’elle sert à qualifier l’exil des aristocrates.

On est en 1825 lorsque les Chambres adoptent la loi du « Milliard des Émigrés », en 1831-1832 quand, après la reprise en mains par l’armée tsariste, arrivent en France les premiers éléments de la « Grande Émigration » (traduction mot pour mot de l’expression polonaise Wielka Emigracja). Autour du prince Adam-Georges Czartoryski, chef de la Polonia parisienne, gravite une micro-société d’aussi haute naissance que nos émigrés anti-révolutionnaires.

Si la supériorité du qualificatif d’« émigré » sur celui de « réfugié » ne fait aucun doute au regard des intéressés eux-mêmes, la chose est infiniment moins claire examinée du côté du pays d’accueil. Aux Archives nationales, comme dans nombre de centres d’archives départementales, figurent des liasses, toujours inventoriées sous le titre « Réfugiés polonais » (à côté d’autres sur les « Réfugiés espagnols » ou les « Réfugiés italiens »). Mais l’inventaire fut effectué plus tard. Sous le règne de Louis-Philippe, on éprouve un sentiment de flottement d’une expression à l’autre, d’une permissivité rendue possible par l’absence de règles de droit. Lorsqu’affluent en France les vagues successives de vaincus des mouvements nationaux européens, les ministres de l’Intérieur, dans leurs instructions aux préfets, emploient indifféremment les termes d’« émigrés » et de « réfugiés » jusqu’en une même phrase. L’impression prévaut d’un souci de changer de mot pour veiller à l’élégance de la langue. Avec cependant quatre tendances implicites :

  1. « Émigré » s’appliquerait davantage pour désigner le versant antérieur, le départ, la fuite. D’où le é, forme éli- dée de ex (exit .- il sort) plutôt que le in (entrer). « Émigrés » et non pas « immigrés ». Tandis que « réfugié » décrirait leur situation présente, vue par l’administration française à laquelle incombe la tâche de les accueillir.
  2. L’administration qualifie surtout de « réfugiés » les personnes démunies, celles auxquelles la France distribue des subsides, même si le ministre de l’Intérieur, à l’occasion, se penche sur le sort des « réfugiés nécessiteux » ou des « réfugiés subventionnés » ce qui constituerait un pléonasme si notre acception avait valeur absolue.

Or les contre-exemples abondent.

  1. Pour aller dans le sens souhaité par les étrangers de noble origine qui se veulent des « émigrés », la correspondance ministérielle parle à leur propos d’« émigration ». Mais la réglementation qui se met laborieusement en place sous la monarchie de Juillet et aux tout débuts de la IIe République privilégie le terme « réfugiés ». Ainsi, la loi du 12 avril 1832 (art. 2) :

« Le gouvernement peut obliger les réfugiés à se rendre dans une ville (donnée) ; si le réfugié refuse, le gouvernement peut l’expulser. »

À laquelle répond en écho l’instruction du ministère de l’Intérieur, seize ans plus tard, au lendemain de la révolution de Février : « Le gouvernement provisoire de la République plein de sympathie pour d’héroïques infortunes, entend anéantir les entraves qui étaient mises encore précédemment à la libre circulation des réfugiés. Je vous autorise, en conséquence, à annoncer aux réfugiés subventionnés ou non subventionnés, en résidence dans votre département, qu’ils sont libres désormais […] de circuler dans toute l’étendue de la République. » Si, le 3 juin suivant, le pouvoir met déjà des bémols à la liberté accordée, le terme pour désigner les personnes qu’elle concerne reste identique :

« Les inconvénients que peut offrir aujourd’hui l’agglomération à Paris d’une multitude de réfugiés, pour la plupart sans ressources, imposent à l’administration supérieure la pénible obligation d’y refuser les subsides à ceux dont la présence n’y serait pas nécessaire. »

  1. Les autorités semblent parfois considérer l’état de réfugié comme de courte durée. Ainsi, la loi de 1839 supprime la demande d’autorisation de résidence pour ceux qui vivent en France depuis plus de cinq ans car, selon le rapporteur de la loi à la Chambre des députés, au cours de ce délai, « de réfugiés, ils sont passés, en quelque sorte, à l’état de domiciliés du moins de fait, sinon de droit ».

Il s’agit de tendances. Rien de systématique. Les textes comparés entre eux contiennent nombre d’incohérences, de glissements sémantiques, dont nous trouvons trace dans les citations ci-dessus. Ils traduisent l’embarras du législateur.

Quant à l’accueil, nonobstant les discours enflammés, la sympathie exprimée en particulier à l’égard des Polonais, « nos frères du Nord », préférés aux autres, surtout lorsqu’ils appartiennent aux couches privilégiées de la société, sourd très vite la crainte des milieux dirigeants : crainte du nombre qui va croissant, crainte de la pauvreté, crainte des désordres possibles. Or « le nombre débouche sur la pauvreté, la pauvreté peut entraîner des désordres et plus encore, puisque la misère est le cheval de bataille des révolutions13 ». Les distributions de secours répondent à la fois à une politique de tranquillité publique et à une volonté de surveillance.

Dégageons trois enseignements de cette première expérience d’afflux, liée à la conjoncture politique européenne. Passé le chiffre de 10 000 étrangers sur tout le territoire national, et l’on crie déjà au surnombre. Les principes révolutionnaires, les traditions d’hospitalité héritées de l’époque monarchique ne résistent pas durablement. Trop nombreux, trop longtemps en France, trop agités sur le plan politique. Donc une ¡mage de l’accueil à réviser par rapport aux reconstitutions a posteriori et aux exaltations romantiques.

Sur le plan linguistique, c’est le terme de « réfugié » qui finalement l’emporte, tant dans les textes administratifs que dans la pratique. Plus le temps passe loin de chez soi, plus les secours accordés par la France deviennent vitaux et maints « émigrés » finissent par se déclarer «réfugiés » dans les lettres qu’ils envoient en haut lieu pour demander de l’aide.

Quant à la question de savoir si les exilés et réfugiés comptent parmi les immigrés, nous trouvons ici un élément de réponse qui va perdurer jusqu’à nos jours. Nombre d’étrangers en France au XXe siècle affirment être des « émigrés » parce qu’ils portent en eux le souvenir de leur pays d’origine. C’est vrai pour les Allemands antinazis, pour les réfugiés espagnols (d’où le titre de la thèse : L’Émigration politique espagnole…) et pour les Polonais qui distinguent trois vagues migratoires les concernant : après la « Grande Émigration » du siècle dernier, ils nomment « Vieille Émigration » (Stara Emigracja) celle de l’entre-deux-guerres et « Nouvelle Émigration » (Nowa Emigracja) les arrivées de septembre 1939 aux années 80. Qu’il s’agisse d’opposants politiques comme dans le premier et le troisième cas ou d’un recrutement de main-d’œuvre à des fins économiques comme dans le deuxième, le terme employé reste le même. L’exil politique relève de l’immigration. Il en constitue un sous-ensemble »

L’article complet : http://www.persee.fr/docAsPDF/mat_0769-3206_1996_num_44_1_403046.pdf

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