L’exil au cœur de la construction nationale cubaine ?, par Romy Sánchez

« Quitter la Très Fidèle.

Exilés et bannis au temps du séparatisme cubain,

1834-1879 »

 

Romy Sánchez, Paris 1 Panthéon – Sorbonne, thèse soutenue le lundi 12 décembre 2016

Jury : Annick Lempérière (directrice, Paris 1 Panthéon-Sorbonne); Ada Ferrer (NYU); Pilar González (présidente, Paris VII); Michèle Guicharnaud-Tollis (Pau Pays de l’Adour); Sylvie Aprile (Lille III); Clément Thibaud (Nantes)

I. Genèse du projet / Questions posées

 a) Genèse du projet

 Cette thèse est le prolongement d’un travail de Master 1 commencé il y a dix ans sous la direction d’Annick Lempérière. Il s’agissait de se pencher sur la question de la « non indépendance de Cuba ». En effet, entre 1808 et 1825, Cuba et Porto Rico sont les seuls territoires espagnols d’Amérique qui ne font pas l’expérience de révolutions indépendantistes. Dans la lignée des travaux entrepris au Centre de Recherches d’Histoire de l’Amérique Latine et du Monde Ibérique, ce travail a examiné le cas cubain à l’époque du Trienio Liberal, entre 1820 et 1823, lorsque l’Espagne constitutionnelle refuse aux représentants de Cuba les libertés qu’elle octroie au reste de ses sujets. Un mémoire de Master 2 a ensuite abordé le thème plus général de La Havane et de ses élites créoles au temps des indépendances, suggérant au moyen de la presse et des écrits de l’époque qu’il s’y jouait déjà une forme de compromis entre les Cubains et la Couronne espagnole.

Ces deux années d’initiation à l’histoire politique de l’île ont façonné un vif intérêt pour les questions historiographiques la concernant, et plus précisément sur le traitement de la question nationale. Sans surprise mais de façon remarquable, l’historiographie cubaine enferme dans le discours patriote le récit d’une île révolutionnaire avant l’heure, qui, privée d’indépendance par la tyrannique Mère Patrie, aurait passé tout le XIXe siècle à marcher vers une inévitable indépendance. En outre,  l’histoire ambigüe des liens entre Cuba et l’Espagne, vient perturber tant la geste impériale espagnole que l’histoire héroïque de l’indépendance cubaine. L’étude de l’exil politique cubain suggère dès lors de « sortir de Cuba pour mieux voir Cuba » et d’utiliser l’exil pour décentrer le regard historien sur une île très encline à se raconter elle-même.

b) Questionnements de départ

 C’est la trajectoire « exemplaire » de José Martí, sommet du panthéon patriotique cubain, qui est à l’origine de cette recherche. Il a quitté Cuba à dix-huit ans, banni par les autorités coloniales, et vit la plus grande partie de son existence à l’extérieur de Cuba. Le fait que l’Apôtre de la nation cubaine se construise en exil, ne combattant sur le champ de bataille qu’au moment de sa mort prématurée, en 1895, semblait suggérer une fabrique de la Cuba indépendante résultant en grande partie de ces « patriotes de l’extérieur ». Ils seraient, autour de Martí, ce que l’historiographie nationaliste cubaine a nommé « l’autre aile de l’armée indépendantiste ».

Cette hypothèse impliquait dès lors de remonter aux sources de l’exil cubain, afin de déterminer à partir de quand des créoles aux volontés séparatistes avaient commencé à quitter l’île pour raisons politiques, tantôt chassés par un pouvoir soucieux de la « tranquillité de l’île » (selon le vocabulaire de l’époque), tantôt partis de leur plein gré, afin de bâtir à l’étranger des projets pour la nation à venir. Il semblait cohérent de prendre pour date de départ l’année 1837 : la Couronne espagnole convoque alors des Cortes constituantes afin de redéfinir sa politique domestique et coloniale, quatre ans après la mort du roi absolutiste Ferdinand VII et l’ascension au trône de la reine Isabelle II. La politique du nouveau gouvernement a beau se vouloir libérale avec les sujets de péninsules, les créoles de Cuba et Porto Rico n’obtiennent alors aucune représentation politique au parlement de la Mère Patrie, et leurs députés sont même expulsés des Cortes, non sans protestation de leur part. Or l’un de ces représentants cubains, José Antonio Saco, est un avocat réformiste qui vit déjà à Madrid depuis quelques années. Il a été banni par la capitaine général de Cuba pour ses idées considérées comme libérales et écrit depuis son exil un argumentaire raisonné pour les libertés politiques de son île natale. Loin d’être indépendantiste, Saco est pourtant éloigné de Cuba à cause de ses aspirations à une forme d’autonomie vis-à-vis de l’Espagne. La date de son bannissement en 1834 ouvre la période étudiée. Ainsi, de José Antonio Saco dans les années 1830 à José Martí dans les années 1870 à 1890, se dessine un « siècle des exilés cubains » qui montrerait la diversité des options politiques possibles depuis l’étranger face au pouvoir colonial espagnol.

II. Problématiques et méthodes

 a) Axes problématiques

Trois grandes questions se sont progressivement dessinées pour traiter le sujet ainsi défini.

D’abord : quel est le rôle joué par l’exil dans la construction de la nation cubaine ? Au-delà des caricatures espagnoles et des glorifications patriotiques cubaines, quel a été le poids des Cubains de l’extérieur dans le processus anticolonial qui se joue durant tout le XIXe siècle dans l’île et hors de l’île ?

Ensuite : quelles sont les caractéristiques du séparatisme cubain de l’extérieur, quelles sont ses spécificités ? Y a-t-il des points communs à établir avec d’autres exils de l’époque ? Comment qualifier ce qui se présente comme le seul exil anticolonial de la période ? Ce travail s’est aussi donné pour objectif de disséquer les politiques d’exil des Cubains hors de Cuba.

Enfin, que disent l’exil et le bannissement des liens ambivalents entre Cuba et l’Espagne ? L’exil permet-il d’élargir l’éventail des possibles politiques pour Cuba, à rebours du récit linéaire de l’indépendance univoque et monochrome ?

b) Enjeux méthodologiques

Pour répondre à ces interrogations, ce travail a exploré de nombreux centres d’archives, les exilés cubains étant par définition dispersés entre les États-Unis, l’Amérique latine et l’Europe. à La Havane, à Madrid, à New York et à Washington D.C., il a fallu exhumer des sources diverses, émanant tantôt du pouvoir espagnol qui surveillait et traquait les exilés comme de possibles « dissidents » à l’ordre colonial qu’il fallait maintenir, tantôt de la plume des exilés eux-mêmes : leurs lettres, leurs programmes politiques, ou leurs journaux. Au vu de l’étendue des ressources documentaires disponibles, cette étude s’est volontairement restreinte à une période recouvrant la vie de José Antonio Saco : de son bannissement de 1834 dans le contexte du durcissement de la politique coloniale espagnole, à sa mort en 1879. Il est alors à Barcelone, et vient finalement d’être élu député de Cuba aux nouvelles Cortes de la péninsule. C’est surtout l’année qui suit la première guerre anticoloniale cubaine, la Guerre des Dix Ans, qui oppose les Espagnols aux mambises séparatistes dans l’île de 1868 à 1878. Ce découpage centre la focale sur une période où tout est encore possible. L’indépendantisme est alors loin d’être la seule option envisagée par les séparatistes, l’autonomisme et l’annexionnisme rivalisent avec l’option de l’indépendance intransigeante et l’exil se trouve à cette époque au cœur de cette riche palette politique, depuis New York, Madrid ou La Nouvelle Orléans. De plus, la présente recherche ainsi que des travaux antérieurs ont montré qu’au début des années 1880, l’exil cubain change progressivement de visage, et de couleur. Plus modeste, plus ouvrier et moins blanc, le personnel exilé peuplant dès lors le Sud de la Floride et la côte de Est des Etats-Unis semble ouvrir un autre épisode du combat politique cubain. Celui-ci est plus directement lié aux revendications sociales d’une classe prolétaire naissante et à l’égalité raciale, les deux questions étant auparavant relativement étouffées par l’opinion créole. Par contraste, la séquence 1834 – 1879 apparaissait progressivement comme celle d’un possible « temps du compromis » entre créoles exilés et péninsulaires loyalistes.

Une autre distinction devait aussi s’ajouter à ces considérations chronologiques. Si cette thèse raconte l’histoire d’exilés et de bannis, c’est dans le but de proposer une définition la plus large possible du départ pour raisons politiques. En effet, choisir d’englober ceux que le pouvoir espagnol condamne à une sentence de bannissement dans la famille de l’exil peut parfois sembler abusif. Certains des noirs libres envoyés au Mexique après la répression de la prétendue conspiration de La Escalera en 1844 n’avaient rien en commun avec les hommes de lettres blancs annexionnistes qui au même moment organisaient des expéditions pour que Cuba fût un nouvel État de la République nord-américaine. Pourtant, à bien des moments, ces chemins se croisent. Les sources du pouvoir espagnol montrent que le soupçon de sédition touche parfois de façon comparable un riche aristocrate à particule et un esclave de plantation. Ces occurrences sont rares, mais assez notables pour être étudiées avec les lunettes de l’exil.

Quant à savoir combien sont ces hommes et ces femmes qui ont quitté Cuba, la précédente définition élargie du « départ pour raisons politiques » montre combien il est malaisé de donner des chiffres stables pour un objet d’étude aussi volatil que l’exil. Certains ne se considèrent pas exilés, d’autres le deviennent après avoir voyagé pour convenance personnelle, d’autres encore entrent et sortent de l’état d’exil au gré de leur trajectoire personnelle. Le chiffre le plus large regrouperait plus de 100 000 personnes, le plus restreint environ 20 000 pour la période des années 1840 à la fin de la guerre de dix Ans. Cette thèse ne s’attarde que sur quelques centaines d’individus, et étudie précisément la trajectoire d’une trentaine d’hommes et de femmes qui forment le directoire de l’exil cubain pendant la période étudiée. Il s’agit de ceux qui ont le plus écrit sur la question de la politique cubaine en exil selon les sources collectées. Ils sont loin d’incarner un exil cubain bien trop divers pour être cantonné à ses dirigeants.

L’approche historiographique supposait aussi de relever d’importants défis pour mener à bien ce travail. Outre le relatif oubli de l’exil par la geste patriotique cubaine de cet exil séparatiste, sûrement à cause de ses ambivalences quant à l’indépendance, il fallait intégrer à cette étude la vision espagnole de ce qui est souvent vu comme un moment de fissure de l’empire déjà mal en point. La vision états-unienne de cette période est quant à elle centrée sur les ambitions nord-américaines pour l’île et les spécialistes de l’exil européen du XIXe siècle ajoutaient quand à eux une autre tonalité à l’étude envisagée. Ce travail a toutefois bénéficié des approches rénovées depuis une vingtaine d’années dans bien des aspects de ce sujet : l’histoire impériale, connectée, l’histoire des migrations, des mobilités contraintes, l’exil comme nouvel objet d’étude appliqué aux visions transnationales de l’histoire euro-américaine ont été autant de regards déterminants pour mener à bien ce travail.

Enfin, l’épineuse question de la couleur et de l’esclavage a encore compliqué la dimension de cette étude. Dans une île où l’esclavage n’est aboli qu’en 1886, comment s’articulent les questions liées à l’abolitionnisme, aux catégories raciales et à l’idée de libération avec l’exil séparatiste ? Les Cubains de l’extérieur étaient-ils tous des blancs lettrés esclavagistes alors même qu’ils prônaient la liberté pour leur petite patrie ? Les bannis étaient-ils tous des non-blancs condamnés à quitter Cuba par crainte d’un nouvel Haïti ? Ici encore, les situations mises au jour par les archives se sont avérées complexes à interpréter. Ces questions de couleur, d’esclavage et de libération ont fini par représenter une des clés de voûte de cette thèse. L’exil est à large majorité blanche et ne tranche jamais vraiment pour l’indépendantisme abolitionniste.

III. Apports

Malgré ces difficultés méthodologiques, ce travail a voulu démontrer que l’exil séparatiste cubain hésite plus face à l’idée de nation qu’il ne la forge. Les apports de ce travail peuvent se résumer en trois points :

1) L’exil politique et plus généralement les mobilités contraintes qui consistent à quitter Cuba sont un objet transversal qui permet de faire émerger une nouvelle temporalité, que la présente étude a appelé un « temps du compromis », celui d’une discussion prolongée entre créoles et péninsulaires dans laquelle les exilés occuperaient une place primordiale. Ainsi, malgré le rapport de force de la guerre, beaucoup des exilés continuent à dialoguer et négocier avec l’ennemi supposé qu’est la péninsule, comme si l’étranger favorisait les ambivalences. Si le bannissement semble constituer une limite à ce raisonnement, il n’en reste pas moins que certains bannis deviennent des exilés et parviennent à transformer leur départ forcé en posture politique forte, sans pour autant prôner l’indépendance à tout prix. Ce constat s’appuie sur le repérage d’un changement de génération qui se joue à la fin de la guerre des Dix Ans : les témoins des indépendances meurent pour laisser la place à des jeunes nés dans les années 1840 ou 1850, et dont l’indépendance de Cuba est le premier combat politique. Cette thèse montre ainsi la rupture qui s’opère à la fin des années 1870 et dont l’exil se fait le porte-parole. Ceux qui ont connu la litanie réformiste ou les échecs annexionnistes sont vieux et fatigués, même si certains quoiqu’âgés et désenchantés ont fini par rejoindre les rangs indépendantistes. Loin d’être des précurseurs, une part de ces exilés du compromis poursuit une négociation avec l’Espagne, à la manière de l’Ancien régime, pour faire valoir ses intérêts politiques, économiques, et fiscaux sans forcément mettre en péril la Couronne. Cette thèse affirme que l’exil favorise ce positionnement ambigu.

2) C’est aussi une nouvelle géographie impériale qui est dessinée par la carte de l’exil esquissée dans ce travail. Loin d’être en déliquescence, l’empire espagnol se réinvente à travers ses nouveaux ennemis. Ce travail a permis d’observer les inflexions impériales au miroir du séparatisme cubain de plus en plus dispersé autour de l’Atlantique. Plus qu’un laboratoire de la nation, l’exil politique serait plutôt un laboratoire colonial pour l’empire, en particulier pour ses ressorts diplomatiques et policiers, qui s’affinent au contact de ses nouveaux dissidents que sont les exilés cubains.

3) Enfin, s’il apparaît clairement qu’il existe une synergie indépendantiste dans la Cuba des années 1860 et 1870, les exilés semblent bel et bien compliquer le projet national cubain. L’étude de leur culture écrite et matérielle et de la mise en réseau de cette communauté exilée révèle une activité politique foisonnante mais très hétéroclite. Ainsi, l’annexionnisme est une option qui n’est jamais vraiment abandonnée durant toute la période et au-delà, et l’exil aux États-Unis semble résolument la renforcer. Le réformisme ne meurt pas avec José Antonio Saco en 1879 mais se mue en autonomisme, une tendance qui connaît une audience élargie dans la Cuba des années 1880 – 1890. L’exil montrerait bien plus un déficit d’identité nationale et de longues hésitations entre plusieurs alternatives à la souveraineté coloniale qu’une affirmation univoque du projet indépendantiste. Ainsi, au miroir d’autres exils et bannissements du même temps, les spécificités du cas cubain font que la rupture est parfois moins marquée avec l’Espagne qu’avec la société insulaire elle-même. Sur les thèmes de la couleur, de la distinction socio-économique qu’induit le monde de la plantation sucrière et de ses esclaves, et sur celui du combat armé, les lignes de partage sont plus fortes avec l’île qu’avec la péninsule. Cela étant, l’exil étudié dans ce travail produit moins de déracinés que des individus très en lien avec l’île qu’ils ont quitté comme avec la péninsule qui les condamne et les lieux d’accueil qui les hébergent. La présente thèse montre ainsi que l’exil n’est pas aux sources de la nation dans le cas cubain et qu’il en révèle au contraire, les nombreuses ambivalences et contradictions.

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