Elise Paysant, étudiante en Master d’histoire transnationale à l’École normale supérieure de Paris, propose un compte rendu de l’exposition que le Petit Palais a accueillie en 2018.
Compte rendu de l’exposition Les Impressionnistes à Londres. Artistes français en exil, 1870-1904. Petit Palais (21 juin-14 octobre 2018)
Le Petit-Palais a proposé, en partenariat avec la Tate Gallery de Londres, une exposition intitulée Les Impressionnistes à Londres. Artistes français en exil, 1870-1904. Cette exposition était consacrée aux artistes français à Londres dans le dernier tiers du XIXème siècle. Elle présentait 140 œuvres provenant d’institutions diverses à travers le monde, richesse qui a grandement contribué à la qualité de l’exposition : le musée d’Orsay, la Tate Britain, le Victoria and Albert Museum, la National Gallery, le Brooklyn Museum, l’Art Institute de Chicago, le Metropolitan Museum of Art de New York, etc. Parmi les œuvres exposées, les tableaux de Monet, Pissaro, Sisley côtoyaient les sculptures de Carpeaux, Rodin et Dalou mais aussi les peintures de Tissot et Legros ; ces œuvres françaises étaient aussi confrontées à celles d’artistes britanniques comme Whistler, Watts et Alma-Tadema.
L’exposition était organisée de façon chronologique et choisissait comme point de départ la date de 1870 pour mettre en lumière les exils de peintres français motivés par la guerre franco-prussienne de 1870-1871. L’idée sous-jacente de l’exposition était que ce conflit a représenté un tournant majeur qui a suscité une vague d’exils de peintres français en Angleterre.
La première salle 1870-1871 : Paris en guerre, Paris en ruine était donc consacrée à la guerre franco-prussienne et à sa représentation dans la peinture : elle exposait des tableaux et des gravures représentant le siège de Paris, la famine, les horreurs de la guerre, la terreur de la Commune dont un tableau de Tissot Le Soldat blessé (vers 1870), une lithographie de Manet La Barricade ou encore le tableau de Jean-Louis Ernest Meissonier Le Siège de Paris (1870-1884) qui présente une fière allégorie de la ville de Paris, sous les traits d’une femme coiffée d’une tête de lion, au milieu d’un paysage de chaos et d’hécatombe.
Ces bouleversements politiques ont eu des répercussions importantes sur la communauté artistique parisienne : les épreuves douloureuses de « l’année terrible » motivent la fuite des artistes de la capitale. Dans une lettre à Pissarro du 30 mai 1871, Théodore Duret déclare ainsi : « L’horreur et l’épouvante sont encore partout dans Paris […] Paris est vide, et se videra encore. Monet, Degas, parmi vos amis, sont absents. De peintres et d’artistes, c’est à croire, à Paris, qu’il n’y en a jamais eu. » L’exposition présentait donc d’une part le départ de certains artistes de la capitale (Pissarro, Monet, Cézanne) et, d’autre part, elle met en scène les artistes qui choisissent de rester à Paris durant le siège pour s’enrôler dans la Garde nationale (Eugène Carrière, Gustave Caillebotte, Gustave Doré, James Tissot, Meisonnier) ou pour fonder la Fédération des artistes, le 13 avril 1871, dans le cadre de la Commune.
La deuxième salle était consacrée à l’exil londonien des futurs impressionnistes — principalement Monet et Pissarro — à la suite de leur fuite de Paris. La guerre a poussé Claude Monet à fuir Bougival, à mettre ses toiles en sûreté à Louveciennes chez Pissarro et à s’installer à Trouville, avant de s’embarquer pour Londres en septembre 1870. Le choix de Londres était notamment guidé par des considérations artistiques et économiques : les peintres en exil espèraient être accueillis favorablement par le marché de l’art londonien prospère. Le marchand d’art parisien Paul Durand-Ruel était alors installé à Londres et sa galerie faisait connaître les œuvres d’art françaises. L’Angleterre victorienne était aussi un État qui autorisait alors une grande liberté d’opinion, ce qui en faisait un pays d’accueil séduisant pour les exilés politiques : en mai 1871, à la suite de la répression de la Commune lors de la semaine sanglante, l’Angleterre a accueilli 3 500 communards, dont la plupart sont restés jusqu’à l’amnistie de 1880.
Peintre de paysages, Monet a réalisé à Londres des vues de parcs londoniens et de la Tamise, comme Hyde Park (1871). Mais la peinture de Monet n’a rencontré que peu de succès lors de son premier séjour londonien : ses œuvres ont été refusées par le jury de la Royal Academy et il n’est parvenu à vendre aucune toile, malgré son contact avec Durand-Ruel. Cet échec a conduit Monet à quitter rapidement Londres et à revenir en France dès l’automne 1871. Pissarro, lui aussi, n’a pas vendu de toile à Londres et a traversé la Manche en sens inverse dès l’été 1871.
La salle suivante était centrée sur l’artiste Carpeaux et présentait son exil économique — et non politique — à Londres. Lors de son séjour dans la capitale britannique de mars à décembre 1871, le sculpteur français a tenté d’obtenir de nouvelles commandes par le biais d’expositions à la Royal Academy et de ventes chez Christies. Puis l’artiste a séjourné à Chislerhurst où Napoléon III vivait en exil avec sa famille et il y réalisait des œuvres commandés par la famille impériale.
L’exposition s’attachait ensuite à la figure de James Tissot, autre artiste français majeur qui était arrivé à Londres dans le sillage de la guerre franco-prussienne : le peintre James Tissot. Anglophile, celui-ci est resté à Londres onze ans après avoir fui Paris en mai 1871. Tissot exposait déjà à Londres depuis 1861 et avait anglicisé dès 1859 son prénom de Jacques-Joseph en James. À partir de 1871, il était pleinement intégré à la vie artistique londonienne puisqu’il adhèrait à l’Arts Club de Hanover Street. Ses peintures de genre riches en détails et ironiques de la vie sociale victorienne — La Galerie du « HMS Calcutta » (Portsmouth), vers 1876, la scène de bal Too Early, 1873, la scène de couple inspirée des tableaux pre-raphaélites The Farewells, 1871, etc.— témoignent de son adaptation au goût du public londonien et expliquent son succès commercial. Mais, après le décès de sa compagne Kathleen Newton, qui occupait une part centrale dans son œuvre, l’artiste est brusquement rentré en France en 1882.
C’est avant la guerre qu’Alphonse Legros est parti pour l’Angleterre pour des motifs économiques. Alors qu’il avait peu de succès en France, il a été bien accueilli par les artistes anglais pré-raphaélites. Il a épousé une Anglaise et s’est fait naturaliser en 1881. Professeur d’art, bien intégré, il a fait profiter de son réseau anglais ses compatriotes qui arrivaient à Londres à la suite du conflit franco-prussien. Il a ainsi accueilli le sculpteur communard Dalou fuyant la répression en mai 1871 et qui a vécu en exil à Londres jusqu’à son amnistie en mai 1979. Dalou a obtenu un certain succès auprès du public anglais et a exercé comme professeur de sculpture à partir de 1877.
Dans l’exposition, la salle des « portraits croisés » mettait ainsi en lumière ces réseaux de solidarité entre artistes français exilés à Londres, en rassemblant des portraits mutuels d’artistes, peints ou sculptés. On peut ainsi citer le Portrait d’Auguste Rodin (1882) d’Alphonse Legros et en regard la sculpture de Rodin Head of Alphonse Legros (1881-1882).
S’éloignant de la thématique de l’exil, l’exposition présentait dans les dernières salles les nouveaux voyages à Londres de Pissarro, Sisley et Monet, après la naissance du mouvement impressionniste lors de l’exposition de mai 1874. Est défendue l’idée d’une maturation du mouvement impressionniste par ces artistes lors de leur exil londonien de 1871 : malgré les rigueurs du climat londonien, les paysagistes y ont développé le goût du travail en plein air. Pissarro a fait plusieurs séjours à Londres après 1871 puisque ses fils Lucien et Georges s’y étaient installés. Sisley, lui, était de nationalité britannique mais il a vécu toute sa vie en France. Cet artiste n’a eu que peu de succès en dépit du soutien de collectionneur français installé à Londres Durand-Ruel : c’est ainsi Durand-Ruel qui a financé le voyage de Sisley à Londres en 1874.
Les dernières salles de l’exposition évoquaient le retour de Monet à Londres de 1899 à 1901 pendant lequel l’artiste impressionniste a effectué sa série de vues la Tamise et du Parlement, mise en regard d’autres peintures anglaises de la Tamise et du brouillard londonien, tel le Nocturne en bleu et argent : les lumières de Cremorne (1872) de Whistler. En concluant sur l’œuvre de Derain, avec la présentation de vues londoniennes réalisées en hommage à Monet lors d’un voyage britannique à l’hiver 1906, l’exposition montre la transformation progressive du statut de la ville Londres dans l’art français à la fin du XIXe siècle : la ville qui n’était d’abord qu’un lieu d’exil contraint est devenue en quelques décennies un motif artistique majeur.
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On peut regretter que l’exposition du Petit-Palais n’ait pas répondu aux attentes suscitées par son titre. Si le thème de l’exil était très présent dans les premières salles, il s’estompait au fur et à mesure de l’exposition. La dernière salle présentait ainsi les œuvres phares de Monet du Parlement de Londres peintes entre 1899 et 1902, lors d’un voyage du peintre à Londres et non lors de son exil de 1870-1871 motivé par la guerre franco-prussienne. Si le lien avec thème de l’exposition s’avérait pour le moins ténu, cette salle était d’une grande richesse artistique : elle met en regard un nombre impressionnants de vues de la Tamise de Monet, issues de musées américains, britanniques et français, que le visiteur a rarement l’occasion d’admirer ensemble. Elle met en regard des tableaux de Monet les vues de la Tamise de Derain de 1906-1907 alors que l’artiste fauviste n’a jamais été en situation d’exil. Mais cette confrontation est elle aussi judicieuse puisqu’elle interroge la postérité des thèmes londoniens dans la peinture française.
Les artistes britanniques exposés, Whistler, Watts, n’étaient pas non plus des exilés même si l’exposition de leurs œuvres à côté de celles des artistes français en exil à Londres permettait d’éclairer les transferts culturels — en termes de savoir-faire, de techniques mais aussi de choix des sujets (la naissance du thème pictural du fameux brouillard londonien) — suscités par le séjour volontaire ou contraint d’artistes français dans la capitale britannique.
L’exposition nous fournissait néanmoins des témoignages intéressants sur la vie des artistes exilés français à Londres dans le dernier tiers du XIXe siècle : on pense ainsi au tableau de 1871 de Monet Méditation représentant son épouse alanguie dans un canapé, qui dépeint l’ennui des épouses d’exilés à Londres.
Par ailleurs, de même que tous les artistes présentés ne sont pas des exilés français à Londres, ils sont peu nombreux à être des impressionnistes : Carpeaux, Tissot, Derain, Rodin… Les artistes impressionnistes en exil à Londres se limitent en réalité à Monet et à Pissarro, et encore ne sont-ils pas encore impressionnistes lors de leur exil en 1870-1871 puisque le courant impressionniste ne naît qu’en 1874.
En définitive, cette exposition présentait un grand intérêt artistique en rassemblant des œuvres de grande qualité dans une scénographie qui conduisait à des confrontations originales, éclairant notre compréhension des œuvres et des mouvements artistiques. Mais on peut regretter le manque de cohérence historique de l’exposition, sans doute faute d’une présence suffisante d’œuvres majeures à présenter sur un sujet aussi précis.
Sources :
Dossier de presse « Les impressionnistes à Londres. Artistes français en exil, 1870-1904 », Petit Palais, juin 2018.
The EY Exhibition Impressionists in London. French Artists in Exile 1870-1904, Caroline Corbeau-Parsons (éd.), Londres, 2017.
Ce compte rendu a été rédigé dans le cadre du séminaire « Accueillir les étrangers dans l’Europe du XIXe siècle » animé par Antonin Durand, membre du programme AsileuropeXIX, à l’Ecole normale supérieure de Paris.